« Loi concernant les Écoles de service public », du 30 Vendémiaire de l’an 4 (22 octobre 1795) de la République française, une et indivisible.
1795
Entre 1794 (création de l’École polytechnique) et 1830, une catégorie particulière anima un âge d’or de la science en France : celle des « ingénieurs-savants ». Savants → ingénieurs, ils appliquent leurs connaissances scientifiques à l’industrie issue de la révolution industrielle. En retour (plus original), ingénieurs → savants, ils créent de nouvelles branches de la science fondamentale en les nourrissant de leurs résultats « de terrain ».
Hommage à Ivor Grattan-Guinness (1941-2014)
Ivor Grattan-Guinness, philosophe et historien des sciences britannique, est mort le 12 décembre 2014. Ses domaines de spécialité étaient multiples, il était esprit porté à la réflexion sur de nombreux sujets. Il a passé sa carrière principalement à la Middlesex University, et était éditeur pendant de nombreuses années de la revue Historia Mathematica.
Il était auteur BibNum, voulant mieux faire connaître un de ces scientifiques français de l’Empire, parmi ceux qu’il avait tout particulièrement étudiés, Louis Poinsot (1777-1859): son analyse (publiée en janvier 2013) porte sur le premier chapitre des Eléments de statique de Poinsot (1803), texte fondateur de la statique. Il en avait fait un article dans Historia Mathematica, paru début 2014 (“From anomaly to fundament: Louis Poinsot’s theories of the couple in mechanics”).
Ivor Grattan-Guinness était un très fin connaisseur de cette période de la science en France, après la création des grandes écoles (École polytechnique notamment) par la Révolution. Ses ouvrages Convolutions in French mathematics, 1800-1840 (Birkhaüser 1990) en constituent une analyse détaillée et profonde : à partir d’un travail sur archives et documents d’époque, il y entre dans de nombreux détails sur les carrières des savants de cette période, ou sur les institutions (École polytechnique, Académie, diverses revues).
La notion d’ingénieur-savant qu’il propose dans son article Science in Context 1993 (“The ingénieur savant, 1800–1830 A Neglected Figure in the History of French Mathematics and Science”) est une grille de lecture remarquable des parcours et des œuvres (et leurs mutuelles “convolutions”) de cette époque. Pour l’expliquer brièvement : à la charnière entre théorie et pratique, ainsi qu’entre mathématique et physique, ils sont [savants → ingénieurs], appliquant leurs connaissances scientifiques aux techniques et métiers de la révolution industrielle – et ils sont aussi dans l’autre sens [ingénieurs → savants], créant de nouvelles branches de la science fondamentale en les nourrissant de leurs résultats “ de terrain” (mécanique appliquée, théorie des machines, hydraulique, résistance des matériaux, aussi ce qui s’appellera plus tard thermodynamique,…).
Il détaillait bien cette catégorie d’ingénieurs-savants, très spécifiques à cette époque et à l’École polytechnique de Monge, les comparant aux plus classiques et pérennes “savants académiques”, classant les divers savants dans chaque catégorie – certains pouvant varier dans leur carrière. Les ingénieurs-savants, ce sont Coriolis, Navier, Saint-Venant, le second Poncelet (celui des roues et des turbines), Clapeyron, le premier Lamé (celui des voussures et de la résistance des matériaux, en Russie), Sadi Carnot,…; les savants plus classiquement académiques, polytechniciens eux aussi, ce sont Biot, Arago, Poisson, Poinsot, le premier Poncelet (celui de la géométrie), Cauchy,…
Son analyse n’était pas exempte d’humour (britannique ?), quand il expliquait que cette figure d’ingénieur-savant ait pu être “négligée”, dans l’historiographie, par une forme d’aversion des historiens, et de nos sociétés en général, envers les mathématiques, je cite (Grattan-Guinness 1993, concl.): « As far as the history of science is concerned, the main reason is mathsphobia, which affects its historians as it does society in general. »
Ce n’était qu’une partie de son champ de compétences : mais sa connaissance, à la fois globale, profonde et détaillée – en trois dimensions – des savants et des institutions scientifiques de cette période 1795-1850 nous manquera.
Qu’il repose en paix, au paradis des penseurs.
Alexandre Moatti
(blog BibNum, 27 décembre 2014)
Historien des mathématiques et de la logique, Ivor Grattan-Guinness (1941-2014), est professeur émérite de l’Université du Middlesex. Il a écrit des ouvrages de référence sur l’histoire des sciences en France entre 1795 et 1840. Il a par ailleurs dirigé de nombreuses revues de grande réputation en philosophie des sciences. Il est membre de l’Académie internationale d’histoire des sciences.
Figure 1 : Ivor Grattan-Guinness (1941-2014) (à Paris en 2003, photo WikiCommons, auteur Gate220) ; 1bis ci-dessous : le titre de l’article originel de Grattan-Guinness dans Science in Context (1993).
1. Contexte et méta-contexte
1.1 Généralités
Parmi les divers sujets méthodologiques et interdisciplinaires que cette revue[1] analyse, je me focalise ici sur la notion de contexte, à la fois de manière générale et par le biais d’une étude de cas. Qu’est-ce qu’une bonne théorie du contexte en historiographie ? Selon moi, elle devrait impliquer et mêler les éléments suivants :
En outre, le contexte se rapporte à la fois aux figures historiques étudiées et à leurs historiens. Ce qui amène au titre de la présente sous-section ; l’historien devrait tâcher de comprendre son propre méta-contexte lorsqu’il étudie les situations contextuelles de ses personnages historiques. Il devrait avoir présents à l’esprit ses propres aptitude, ambitions, (in)compétence dans le domaine scientifique étudié, (absence de) talents, formation, carrière, dextérité linguistique, pressions professionnelles s’exerçant sur lui, idéologies, etc.
Le présent article traite du contexte d’un groupe spécifique de savants, mais son axe principal est celui des conséquences méta-contextuelles du mot négligé, apparaissant dans le titre. Les personnages que je mentionnerai étaient bien connus et parfois même célèbres de leur temps, mais la plupart d’entre eux se trouvent de longue date derrière l’horizon d’étude des historiens.
La principale raison de cette évanescence est que ces personnages étaient avant tout des mathématiciens, et œuvraient donc dans une branche de la science que les historiens choisissent quasi-systématiquement d’ignorer ou de survoler. La profession dite d’« histoire des sciences » apparaît d’ailleurs assez déséquilibrée : elle porte sur la physique, sur la chimie, sur l’astronomie observationnelle, sur la biologie, sur la géologie, ainsi que sur les sciences humaines ; mais la médecine est traitée séparément, tandis que l’ingénierie et la technologie ont tendance eux aussi à avoir une vie autonome. Cependant les mathématiques restent quasiment hors du champ de vision, notamment pour le xviiie siècle et au-delà, quand les analyses peuvent devenir assez difficiles[2]. Les travaux sur l’histoire des mathématiques progressent – l’accroissement d’activité a été à cet égard assez remarquable pendant les quinze dernières années – mais ses contributeurs doivent vraiment communiquer plus entre eux.
En ce qui concerne l’histoire des sciences, la principale raison en est une mathophobie, qui affecte les historiens comme elle affecte la société en général (la détestation contraire, l’historiophobie, affecte tout autant les mathématiciens). Le résultat laisse apparaître un immense contraste. L’histoire des sciences, en tant que collection de phénomènes du passé, en inclut de nombreux pour lesquels les mathématiques ont joué un rôle important voire déterminant (notamment dans de nombreux domaines de la physique) ; mais l’histoire des sciences, en tant qu’activité « professionnelle » contemporaine, n’évoque jamais les mathématiques avec la force qu’elles ont eue, voire même ne les évoque jamais. La conséquence est claire : le méta-contexte ne permet pas de rendre compte des contextes historiques dans lesquels les mathématiques ont un rôle prééminent ; l’ « histoire » de troisième zone qui en résulte nous en dit plus sur les historiens que sur le passé.
1.2 L’étude de cas
Dans cet article, je me propose d’examiner une tranche d’histoire, dont l’étude (ou plutôt l’étude déficiente) est une exemplification de cette distorsion métacontextuelle et de cette « mathophobie ». Il s’agit de la communauté de mathématiciens qui œuvre en France pendant les années 1800-1830. À cette époque, une grande importance était accordée aux mathématiques, au niveau de l’éducation comme de la recherche : une cohorte de mathématiciens remarquables apparaît alors en France (principalement à Paris). Sur quatre générations, plus d’une trentaine de personnalités majeures peuvent être identifiées, ainsi que quelques autres scientifiques plus mineurs quoiqu’intéressants. À titre de comparaison, dans les autres pays, jusqu’au début des années 1820, seule une poignée de mathématiciens était à l’œuvre. Cette prééminence française se traduit certes par ces personnalités historiques, mais aussi par les initiatives prises pour constituer des institutions de formation à la science, et de pratique – d’un type et à une échelle inexistants dans les autres pays. De fait, tous les plus jeunes membres de cette cohorte étaient le produit de ce nouveau système d’éducation – les membres les plus âgés ayant été leurs enseignants ; à leur tour la majorité d’entre eux devinrent à la fois les enseignants et les stratèges d’une politique scientifique à destination de la génération suivante.
La question principale réside dans le développement et les applications du calcul. Les sujets liés au calcul (fonctions et séries, méthodes numériques, théorie des équations) prennent une extension considérable, dans la nature des problèmes posés, comme dans leur résolution par équations différentielles. Ils furent regroupés sous l’ombrelle d’une discipline générale, de nos jours appelée « analyse mathématiques », elle-même reposant sur une version beaucoup plus élaborée de la théorie des limites. Le principal domaine d’application du calcul – la mécanique – était aussi largement étendu : astronomie mathématique, mécanique céleste, théorie des machines, mécanique moléculaire. Les principes relatifs à l’énergie et la théorie de l’élasticité furent profondément modifiés. De plus, la mécanique s’étendit à la physique mathématique, avec les premières mathématisations de la théorie de la chaleur, de l’optique, de l’électricité et du magnétisme (avec leur rapprochement dans l’électromagnétisme). Nous discuterons du contexte de la géométrie en partie 4.3.
Cette tranche d’histoire sur laquelle je souhaite donner un éclairage a été négligée même dans l’histoire des mathématiques, et de la science en tant que telle. Lorsqu’on considère cette période des mathématiques, on s’intéresse généralement aux quelques mathématiciens qui bâtirent les fondations du calcul et de l’analyse mathématiques, de la mécanique céleste, de l’optique ondulatoire, de l’électrodynamique, etc. Bien au contraire, dans cet article, je prends en considération ce groupe d’ingénieurs-savants (pour utiliser une expression de l’époque[3]) – ces mathématiciens et scientifiques qui travaillèrent dans le domaine professionnel de l’ingénierie (ainsi que dans son orbite éducative). L’ingénieur-savant était motivé dans sa recherche par les sujets relatifs à l’ingénierie, et souvent adaptait sa recherche à la résolution des besoins techniques. Un contraste important émergera entre les contextes prééminents de l’ingénieur-savant dans la science française et sa quasi-absence de notre compréhension historique de la période – cette figure a été négligée aussi bien dans sa face mathématicien que dans sa face ingénieur.
En termes modernes, le domaine de travail de l’ingénieur-savant serait appelé « mécanique de l’ingénieur », ou « ingénierie de la mécanique » ; l’autre définition, celle de l’ingénieur civil, n’est pas adaptée, car le domaine de l’ingénieur-savant s’étendait aussi au militaire (je rappelle cette importante tradition dans la section 5.4 ci-après). J’étendrai le terme « ingénierie » aussi à la technologie. Je dois toutefois remarquer qu’il y avait évidemment des ingénieurs-savants qui n’utilisaient pratiquement pas les mathématiques ; par exemple, le technicien chimiste[4]. « Ingénieur-savant mathématicien » pourrait donc être une locution plus adaptée ; mais comme elle est assez lourde, nous nous en tiendrons à « ingénieur-savant » – sachant que sa composante « mathématique » sera toujours implicite à défaut d’être explicite.
La distinction entre l’ingénieur-savant et ses collègues mathématiciens plus orientés vers la théorie est le sujet de la section qui suit. Dans la section 3, nous examinons les institutions dans lesquelles il travaille et les revues dans lesquelles il publie le plus souvent. Les sections 4 et 5 donnent des exemples significatifs des activités dans lesquelles il est déterminant – d’abord dans des contextes scientifiques où ses collègues plus théoriques œuvraient aussi, ensuite dans des contextes qui lui sont propres. Enfin, la section 6 envisage deux questions méta-contextuelles : la nature descriptive ou explicative du scénario historique proposé ici ; le sujet d’un supposé déclin de la science en France après 1830.
La littérature primaire est très riche mais très étendue et complexe ; la littérature secondaire est plutôt modeste (une conséquence de la « négligence » évoquée ci-dessus). Les références données ici[5] se rapportent à des éléments de littérature secondaire par trop négligés jusqu’à présent, ou contenant des éléments d’interprétation intéressants, voire des bibliographies à valeur ajoutée. Pour des références et des développements plus détaillés sur les divers aspects de cette histoire, je renvoie à mon ouvrage historique sur la période[6] – allant jusqu’à 1840, en fait. Sa bibliographie contient plus de 300 items de littératures primaire et secondaire, et je ne puis ne serait-ce que commencer à entrer dans cette jungle ici. Le présent article tâche d’aller au-delà du livre (et de quelques articles y afférant), principalement en explorant le potentiel du contexte et du méta-contexte en tant qu’outils historiographiques, dans lesquels facteurs internes et externes se mêlent.
2. Deux groupes dans une communauté
2.1 Les individus
Le tableau 1 donne les principaux mathématiciens de la période 1800-1830, séparés en fonction de leurs intérêts de recherche, suivant les deux groupes évoqués précédemment. Je désignerai ces groupes sous le nom de CMI (calcul/ mécanique/ ingénierie) et AMP (analyse mathématique/ physique), acronymes des têtes de colonnes du tableau. Le premier groupe comprend les ingénieurs-savants. J’insiste sur le fait que ces intérêts de recherche sont l’unique critère de classification : les situations professionnelles ou les amitiés auraient pu conduire à une vue très différente ! Le tableau exclut l’auteur de manuels S.F. Lacroix, car il fut peu chercheur (ses centres d’intérêt sont à rattacher au groupe AMP), ainsi que F. Arago, dont les travaux de recherche ont peu mobilisé les mathématiques, bien qu’il fût assez compétent dans le domaine et qu’il les enseignât dans plusieurs cours à Polytechnique (nous discutons de cela en section 3.1).