Albert Einstein et la tasse de thé de Mme Schrödinger

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Albert Einstein et la tasse de thé de Mme Schrödinger
Auteur : Albert Einstein (1879-1955), physicien allemand puis helvético-américain
Auteur de l'analyse : Anders Persson, FRMetS (Fellow of the British Royal Meteorological Society), Chercheur émérite à l’université d’Uppsala
Publication :

« Die Ursache der Mäanderbildung der Flußläufe und des sogenannten Baerschen Gesetzes » (l’origine de la formation des méandres dans le lit des rivières et la dite loi de Baer), Die Naturwissenschaften, Heft II, 12.3.1926, p. 224-225.

Année de publication :

1926

Nombre de Pages :
2
Résumé :

Une histoire de feuilles de thé, de la tasse de Frau Schrödinger à la couche de neige finalement tombée pour les Jeux Olympiques d’hiver à Innsbruck en 1964.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
Juillet 2015

Anders Persson, spécialiste mondial de la force de Coriolis, revient sur un fameux  article d’Einstein (1926) dit « du paradoxe des feuilles de thé ». Si l’explication d’Einstein est intéressante, elle n’est ni nouvelle (elle existait chez James Thomson, le frère de William, en Grande-Bretagne ; chez Isaachsen en Allemagne en 1896) ni complète : elle suppose implicitement que la surface du thé dans la tasse reste plane, ce qui n’est pas le cas – elle s’incurve – ce qui est d’ailleurs à l’origine du résultat (les feuilles de thé retombant au centre).
Persson propose une explication complète, faisant appel à la force de Coriolis, et explique comment le modèle de « la tasse de thé de Frau Schrödinger » peut être utilisé en météorologie dynamique. Il prend notamment pour exemple la petite formation cyclonique qui réussit à se frayer un chemin dans une formation anticyclonique vaste et stable au-dessus de l’Europe entière, et à produire un peu de neige sur les montagnes autrichiennes pour les Jeux Olympiques de 1964.

                                                                                                                                                         

 

Anders Persson, FRMetS (Fellow of the British Royal Meteorological Society), est  aussi membre honoraire de la Société suédoise de météorologie. Chercheur émérite à l’université d’Uppsala, il a exercé ses fonctions notamment au Centre européen de prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT – ECMWF, Reading, GB), à l’Institut météorologique et hydrologique suédois (SMHI, Norrköping, SE) et au Meteorological Office (Exeter, GB)

 

 

Albert Einstein et la tasse de thé de Mme Schrödinger
Anders Persson, FRMetS (Fellow of the British Royal Meteorological Society), Chercheur émérite à l’université d’Uppsala

 

Il est une idée couramment répandue selon laquelle la physique classique serait obsolète, et donc forcément facile et simple – tandis que la physique moderne, à la proue de la science, serait complexe et difficile. L’exemple historique ci-après montre que ce n’est pas toujours le cas.

 

1. Introduction

On tend à associer Albert Einstein (1879-1955) à ses théories des relativités restreinte et générale, et  Erwin Schrödinger (1887-1961) à sa mécanique quantique ondulatoire. Ici nous allons les rencontrer autour de ce qui se passe à l’intérieur… d’une tasse de thé !

 

 1.1 Une question de Mme Schrödinger

Berlin, automne 1925. Erwin Schrödinger est en plein développement de sa théorie ondulatoire, quand Einstein lui rend visite. Peut-être n’était-ce qu’une visite mondaine ; peut-être souhaitait-il discuter des nouvelles idées d’Erwin. En tout état de cause, lorsque le thé est servi, Mme Schrödinger est intriguée par le fait que les feuilles de thé tendent toujours à se rassembler vers le centre de la tasse, au fond, lorsqu’on remue l’eau. Son célèbre physicien de mari étant resté sans réponse, qu’en pensait le professeur Einstein ?

De fait, celui-ci était en mesure de répondre. Il est souvent oublié qu’Einstein n’était pas qu’un grand théoricien : pendant environ cinq ans, de 1904 à 1909, il fut employé à l’Office des Brevets de Berne, résolvant des problèmes très concrets. Il affirmera plus tard que ceci l’avait aidé dans ses recherches ultérieures.

 

1.2 La solution d’Einstein

Pour comprendre l’essentiel de cette explication d’Einstein, nous devons connaître certaines notions de frottement. Lorsque Mme Schrödinger remue l’eau dans la tasse de thé, on croit voir l’eau en rotation à vitesse uniforme. Mais ce n’est pas le cas de l’eau proche du bord ou du fond de la tasse. Dans une fine « couche-frontière » jouxtant la tasse (comme tout solide), la vitesse d’un liquide ou d’un gaz est nulle : les molécules en contact direct avec la surface du solide y restent fixées.

Ceci fut découvert en 1904 par l’aérodynamicien allemand Ludwig Prandtl (1875-1953). Pour reprendre l’expression du physicien américain Richard Feynman, avec cette découverte la mécanique des fluides commençait à s’intéresser à l’« eau mouillée », c’est-à-dire avec effets de viscosité, et plus seulement à l’ « eau sèche », pour laquelle ces effets sont ignorés.

Einstein explique alors aux Schrödinger comment agit une force centrifuge sur l’eau en rotation. Cette force est proportionnelle au carré de la vitesse ; par ailleurs elle faiblit avec le frottement, notamment au fond de la tasse. Ceci résulte en un mouvement circulaire du liquide qui peut s’observer par le mouvement des feuilles de thé (fig. 1).

 

Figure 1 (tirée de l’article de 1926 d’Einstein) : La distribution inégale des forces centrifuges génère un flux vers le centre, qui rassemble les feuilles de thé en un petit amas central.

 

1.3 Les méandres des rivières

L’histoire pourrait s’arrêter là, si Einstein n’avait pas trouvé ce qu’il considérait être une généralisation de cette explication, à savoir le mécanisme de formation des méandres. Quand une rivière suit une courbe, l’eau est soumise à un mouvement de rotation. Ce flux « primaire » va générer par le truchement du lit de la rivière, exactement comme dans la tasse de thé, un flux « secondaire » qui va causer une érosion des deux rives.

Cependant, au milieu du XIXe s., un savant baltico-allemand Karl-Ernst, chevalier von Baer (1792-1876), avait remarqué pendant un voyage en Sibérie que les grandes rivières avaient tendance à être érodées sur leur flanc droit. Il expliqua cela par la rotation de la Terre qui défléchirait les corps en rotation vers leur droite (vers leur gauche dans l’hémisphère Sud). Cette loi dite de Baer provoquerait une érosion des cours d’eau plus forte sur leur côté droit que sur leur côté gauche. Avec le temps, les lits des rivières fléchiraient vers la droite, ce qui expliquerait la formation des méandres.

 

Figure 2 :  Karl Ernst Ritter von Baer (1792-1876) (image WikiCommons | Voyages de la Commission scientifique du Nord, en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg et aux Feröe, Artus Bertrand, Paris, 1852 | numérisation Librairie nationale de Norvège).

 

1.4 La « loi de Baer »

La « loi de Baer » est depuis lors apparue par éclipses dans le débat scientifique. Divers auteurs suggérèrent que son influence était tendanciellement faible et que d’autres facteurs (p. ex. le vent et les dépôts éoliens) entraient en considération pour expliquer l’asymétrie ; mais aucune réfutation convaincante de la loi ne fut faite. Le point de vue actuel sur la cause des méandres est qu’il s’agirait plutôt d’un processus aléatoire, où la rotation de la Terre joue un rôle mineur sinon nul.

Baer ne fut pas le seul à proposer une « loi » décrivant les conséquences de la rotation de la Terre. En 1856, le météorologiste hollandais Buys Ballot formula lui aussi sa « loi » : avec le vent dans votre dos, se forment, à cause de la rotation de la Terre, des zones à basse pression sur votre droite et à haute pression sur votre gauche. À peu près au même moment, un instituteur américain, William Ferrel, proposa une « loi » mathématique générale suivant laquelle toute quantité d’air ou d’eau en mouvement sur la surface terrestre est déviée sur sa droite (dans l’hémisphère Nord, sinon sur sa gauche).

Aucun des deux ne semblait savoir qu’un savant français, Gaspard-Gustave de Coriolis (1794-1843) avait déjà donné en 1835 une solution générale à ce problème de déviation, connu comme « effet Coriolis ».

 

Figure 3 : Manuscrit d’Einstein, fig.2 de son article. Analogie entre le méandre et la tasse de thé, avec la légende « Analog ist es bei einem Flusse, der eine Krümmung erleidet (Fig. 2) » (Ceci se produit de la même manière pour un fleuve qui subit une courbe) (numérisation du manuscrit Einstein Archives Online, Hebrew University of Jerusalem).

 

2. Valeur scientifique de l’explication par Einstein de la tasse de thé.

Le 7 janvier 1926, Einstein présente à l’Académie des sciences de Prusse un sujet : « La cause de formation des méandres dans le cours des rivières, et de la soi-disant "loi de Baer"», publié dans la revue Die Naturwissenschaften (texte BibNum). Laissons de côté ses explications des méandres pour nous concentrer sur celles relatives aux feuilles de thé :

  1. Cette explication, si éloignée de ses travaux habituels, était-elle réellement son idée ?
  2. Comment a-t-elle alors été jugée par les scientifiques travaillant sur les phénomènes de rotation en mécanique des fluides, en météorologie, en océanographie ?
  3. Quels types de phénomènes atmosphériques et océanographiques ce modèle explique-t-il ?

Car, bien que l’explication d’Einstein soit incomplète à certains égards, elle semble avoir eu une certaine influence dans ces dernières disciplines.

 

2.1 Était-ce vraiment une idée d’Einstein?

Juste après la lecture de l’article d’Einstein, Prandtl envoie une lettre à la rédaction de Die Naturwissenschaften. Citant des articles précédents d’autres savants, il montrait que l’idée d’Einstein n’avait rien de neuf. Les « flux secondaires » dus au frottement avaient été discutés par J. Isaachsen dans la revue Civilingenieur en 1896, puis dans le Zeitschrift der Verein Deutsche Ingenieure en 1911.

Plus intrigant encore, déjà en 1857 le professeur britannique James Thomson (frère aîné du célèbre William Thomson, Lord Kelvin), avait utilisé l’analogie de la tasse de thé en des termes quasi identiques. Dans une conférence “Grand current of atmospheric circulation”, il avait imaginé un navire étroit au fond plat, rempli d’eau. Quand l’eau est mélangée, « quelques feuilles de thé prises d’une théière » montreraient comment les feuilles s’assemblent au centre :

Elles y sont bien évidemment amenées par un courant le long du fond et dirigé vers le centre, en conséquence de la force centrifuge de la couche d’eau la plus basse, inférieure aux forces centrifuges des autres couches, à cause de la vitesse de rotation plus faible due au frottement sur le fond.

Les particules étant plus lourdes que l’eau doivent, à cause de leur densité, subir une force centrifuge supérieure à celle de l’eau avec laquelle elles sont en contact ; elles devraient donc avoir tendance à fuir le centre, mais le flux d’eau vers le centre vainc cette tendance et les ramène au centre.

Thomson n’était bien évidemment pas au courant de la découverte du « niveau frontière » mais, suivant son intuition, il prit en compte correctement l’effet du frottement. Ceci dit, Einstein n’était pas non plus au courant de l’article de 1857 de Thomson… Cependant, grâce à Thomson, Einstein, ou quelqu’autre, l’image des feuilles de thé dans une tasse est depuis devenue un modèle conceptuel en dynamique des fluides et en météorologie.

 

2.2 L’explication d’Einstein était-elle correcte ?

Voici à présent une indication permettant de penser qu’Einstein ne devait pas considérer sa propre explication comme entièrement correcte, qu’elle était en tout cas incomplète. Il explique le « flux secondaire » simplement comme le résultat d’un changement dans les forces centrifuges. Mais les forces centrifuges sont ce qu’on appelle « fictives », comme résultat de l’inertie : elles ne sauraient causer un mouvement ou de l’énergie cinétique – pour cela, il est nécessaire de passer par l’énergie potentielle.

Cette nécessaire énergie potentielle apparaît quand la surface supérieure de l’eau dans la tasse prend, à cause des effets centrifuges, une forme concave, parabolique. Alors, un petit peu plus d’eau va s’amasser sur les bords de la tasse qu’au centre. L’eau sur les flancs subira aussi une pression légèrement supérieure (venant des couches d’eau situées au-dessus d’elle) que l’eau au centre. Ainsi y aura-t-il au fond un gradient de pression dirigé vers le centre, qui s’opposera à la force centrifuge dirigée vers l’extérieur.

Cependant, au plus près du fond de la tasse, cette force dirigée vers le centre (due au gradient de pression) sera plus forte que la force centrifuge, car celle-ci est amoindrie par le frottement. Ce déséquilibre conduit à une forte accélération centripète de l’eau située en fond de tasse. L’eau converge vers le centre puis monte, laissant les feuilles de thé, plus lourdes, au centre du fond de la tasse (fig. 4).

 

Figure 4 : Explication complète du problème de la tasse de thé de Mme Schrödinger, avec formation d’une parabole à la surface.

 

Dans l’image d’Einstein (fig. 1), la surface de l’eau est plane – ce qui clairement n’est pas réaliste du point de vue de la physique. Il a pu considérer – quoique que ce fût peu probable – le cas particulier où un couvercle solide empêche la parabole de se former. Ceci ne changerait d’ailleurs pas l’analyse, puisque le couvercle serait justement à l’origine d’une force centripète qui donnerait au fluide son accélération vers le centre. En d’autres termes : quand le fluide en rotation « souhaite » créer une parabole en sa surface supérieure, le couvercle rigide appuie sur le fluide pour l’en empêcher, provoquant exactement le même effet de pression au bord que nous décrivons.

 

2.3 Les développements ultérieurs de l’idée de la tasse de thé d’Einstein

Entre les mains des dynamiciens, des météorologistes et des océanographes, le modèle de la tasse de thé d’Einstein a été corrigé et développé pour illustrer divers phénomènes. De fait, le manuel de référence en météorologie dynamique, écrit par le professeur James R. Holton (Washington University, Seattle), l’utilise pour expliquer comment les vortex atmosphériques sont affectés par le frottement de surface de la Terre.

 

2.3.a la viscosité moléculaire n’est pas suffisante pour combler un système de basse pression

La plupart des phénomènes météorologiques se développent au-dessus des masses d’eau et faiblissent une fois arrivés au-dessus de la surface continentale. Ceci est normal puisque les mers et océans, lorsqu’ils ne sont pas recouverts de glace, fournissent de la chaleur et de l’humidité aux éléments météorologiques en formation. Les surfaces maritimes sont aussi plus lisses que les surfaces continentales et ralentissent moins les mouvements par frottement.

Dans l’atmosphère libre, l’air ne rencontre pratiquement pas de frottement. Les formations météorologiques se développent en hauteur jusqu’à la troposphère, à environ 10 km d’altitude. Si le frottement agissait comme on pourrait l’attendre, par friction des molécules entre couches horizontales successives de l’atmosphère, cela prendrait des semaines pour combler un système de basses pressions existant. Au lieu de quoi, le frottement de surface produit son influence d’une manière beaucoup plus subtile, ingénieuse et… efficace, ce qui remplit un système de basses pressions en quelques jours.

Prenons un vortex cyclonique classique, de grande étendue, avec des vents tournant dans le sens ACW[1] autour d’un centre à basse pression – comme dans la tasse de thé (fig. 5).

 

Figure 5 : Identique à la figure 4, en perspective. Quand l’eau qui monte au centre de la tasse arrive en haut, elle se répartit radialement dans toutes les directions. Dans l’atmosphère, ce dessin en proportion hauteur/ rayon d’environ 1 devrait être mis à une échelle beaucoup plus « plate » (rapport hauteur/ rayon d’environ 1/100e).

 

Quand l’air, ralenti par le frottement du sol, converge vers le centre en bas, il s’élève, exactement comme l’eau dans la tasse. Et arrivé en haut, il se répartit dans toutes les directions, à nouveau comme l’eau.

 

2.3.b L’effet de la rotation de la Terre

La tasse de thé et le système atmosphérique de basses pressions sont tous deux liés à la Terre et sont donc soumis à la force de Coriolis. Mais il y a une différence cruciale. L’effet Coriolis dans la tasse de thé est négligeable : la tasse est beaucoup trop petite. Les systèmes atmosphériques de basses pressions sont cependant de bien plus grandes tasses de thé ! Pendant son long transit, la masse d’air sera affectée par la force de Coriolis, qui imprime à son mouvement une rotation vers la droite dans l’hémisphère Nord (vers la gauche dans l’hémisphère Sud) (fig. 6).

Cette déviation de Coriolis tend à créer dans la partie supérieure une circulation dans la direction opposée, une circulation dans le sens CW qui affaiblit progressivement la circulation « primaire » (qui elle est dans le sens cyclonique ACW) et la fait disparaître en quelques jours.

Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Parfois le frottement de surface ne ralentit pas le mouvement, mais est au contraire l’instrument de son maintien voire de son renforcement.

 

Figure 6 : La suite d’événements conduisant à un rapide ralentissement d’un vortex atmosphérique. Le frottement à la surface supérieure du système de basses pressions crée une « circulation secondaire » qui s’oppose à la rotation principale et fait disparaître le vortex en quelques jours.

 

2.3.c La basse pression hivernale qui apporta la neige aux Jeux Olympiques de 1964

En janvier 1964, les Autrichiens préparaient les Jeux Olympiques d’Hiver du 29 janvier au 9 février à Innsbruck. Cependant, il y avait très peu de neige : un système vigoureux et persistant de hautes pressions couvrait l’Europe entière. Dans les églises, les Autrichiens priaient pour la neige.

Le 5 janvier, un petit vortex cyclonique (rotation ACW) se forme au-dessus du sud de la Scandinavie. Pendant la semaine qui suit, il se déplace vers le Jutland et le sud de la mer Baltique. Il pénètre ensuite le système de hautes pressions anticyclonique (CW) qui régnait sur le continent. Le 10 janvier, il dépose un peu de neige sur les montagnes autour d’Innsbruck – la station de ski d’Obergurgl reçut 4-5 cm (fig. 7).

Figure 7 : La circulation atmosphérique à 5-6 km d’altitude les 4, 6, 8 et 10 janvier 1964 (de g. à dr.). L’anticyclone de la première image (4 janvier), centré sur les Pays-Bas, tourne dans le sens CW – avec donc des vents de sud-ouest sur les Iles Britanniques et la Scandinavie. Le petit tourbillon cyclonique de basses pressions se déplace depuis le Danemark (6 janvier) jusqu’à la Baltique sud (8 janvier, au centre de la 3e image) : il est en rotation ACW, donc avec des vents de nord-est sur les Pays-Bas, par exemple[2].

 

À la suite de quoi, le petit vortex cyclonique se dirigea vers l’ouest et se dissipa quelques jours plus tard au-dessus de la Manche. Le frottement sur l’eau plus chaude de la mer avait contribué à affaiblir la circulation d’air dans le vortex, alors que le frottement sur la terre hivernale plus froide du continent l’avait entretenue.

Mais comment ce vortex cyclonique ACW de basses pressions avait-il pu se développer pendant une semaine dans un environnement anticyclonique CW de hautes pressions au-dessus de surfaces froides et enneigées ?

 

 

2.3.d Comment la circulation des vents change-t-elle avec l’altitude ?

Avec ce cyclone ACW se déplaçant à 5-6 km d’altitude, on aurait peut-être pu attendre une circulation analogue vue à la surface terrestre. Dans ce cas on n’observa rien de tel, et même le contraire : un faible anticyclone ACW. La complexité de la dynamique atmosphérique mérite ici quelques explications….

Le concept de pression, dans le contexte « système de basses (resp. hautes) pressions », fait référence au poids de l’air situé dans la colonne. Il est indépendant de la température ou de la densité – il représente simplement le poids des molécules situées au-dessus : cette pression « gravitationnelle » diminue bien évidemment avec la hauteur.

Cependant, la température de l’air, ou plus précisément sa variation horizontale, détermine les variations verticale et horizontale de la pression et donc des flux. Même si la pression à la surface terrestre est uniforme dans toutes les directions et si le flux y est faible ou irrégulier, s’il arrive que l’air dans une colonne donnée soit plus froid que dans ce qui l’entoure, la pression va y décroître plus rapidement qu’alentour (fig. 8, centre).

Figure 8 : Illustration schématique de la façon dont la température dans une colonne d’air affecte la circulation d’air. À g. : De l’air froid, dense et lourd a causé un front de haute pression maximale à la surface terrestre. Mais à cause de la température froide, la pression diminue plus rapidement avec l’altitude, et se crée au sommet une zone de basse pression, à circulation cyclonique ACW. C’est le temps typique des périodes froides d’hiver. Au centre : L’air est relativement chaud, ce qui fait que la cause principale du front de haute pression à la surface terrestre est principalement dû à la quantité d’air inhabituelle située au-dessus (et non au froid, à la différence du cas précédent). En fonction de la température, la pression peut devenir plus importante avec l’altitude, et la colonne plus anticyclonique. C’est le temps typique des vagues de chaleur estivales. À dr. : La pression peut être basse (cyclonique) à la surface terrestre, mais à cause de l’air chaud décroît plus lentement avec l’altitude, et peut se constituer ainsi un maximum local à haute pression en altitude. C’est le cas typique des cyclones en formation, notamment tropicaux.

 

 

2.3.e Comment le frottement peut-il accélérer le mouvement d’air?

Contenant un air froid, dense, et donc lourd, le vortex de janvier 1964 était du type de celui de la figure 8 à gauche, avec la différence que la circulation anticyclonique à la surface terrestre était plutôt faible : la pression à la surface terrestre – c’est-à-dire le poids de l’air situé au-dessus – était semblable à la pression régnant dans la grande zone anticyclonique qui l’entourait.

Dès lors, le faible gradient de pression à la base du vortex ne pouvait plus opposer une force résistante susceptible d’empêcher l’air d’échapper au vortex, à cause du frottement (fig. 9, en bas à g.). Cette perte d’air à la surface terrestre est alors compensée par un mouvement de l’air vers le bas dans le vortex. Perte d’air aux plus hauts niveaux d’altitude elle-même compensée par une arrivée d’air par les côtés, à plus haute altitude.

 

Figure 10 : Sortie d’air due au frottement, en bas du vortex en rotation anticyclonique CW. Cette sortie induit un mouvement du haut vers le bas au centre, qui à son tour induit une arrivée d’air en compensation aux plus hautes altitudes. Cette arrivée d’air, affectée par l’effet Coriolis, est déviée sur sa droite, ce qui provoque une rotation cyclonique ACW en altitude.

 

Ainsi, l’échappement d’air par frottement à la base anticyclonique du vortex se traduit par une déviation Coriolis anticyclonique CW, mais l’arrivée d’air en haut du vortex se traduit par une déviation Coriolis cyclonique ACW, dans la même direction  que le mouvement d’origine en altitude du vortex, ce qui entretient voire intensifie celui-ci.

 

1926, année cruciale dans la vie d’Einstein

Au cours de l’hiver 1925-1926, Einstein était à l’apogée de sa carrière scientifique. Ses théories révolutionnaires sur la relation entre temps et espace, sur la nature de la gravitation et sur l’existence des quanta de lumière (photons) avaient été unanimement acceptées. Quand le prix Nobel lui fut décerné en 1921, ce fut pour l’effet photoélectrique : mais l’opinion avait plutôt considéré que c’était pour sa théorie de la relativité.

Or, cet hiver fut aussi un point névralgique dans la physique moderne, avec les nouvelles idées de Werner Heisenberg et d’Erwin Schrödinger, en appui de l’« école de Copenhague » de Niels Bohr. Einstein avait toujours été en avance sur son temps – jusqu’en 1925. Confronté à ces nouvelles idées, il ne put les accepter. Sa propre recherche d’une théorie de champ unifié de la gravitation et de l’électromagnétisme allait l’occuper pour le restant de ses jours, mais ne conduirait à aucun résultat.

 

 

Épilogue

Recevoir un prix Nobel ou toute prestigieuse distinction peut conduire certains scientifiques à des dépressions : ils ne voient plus de défis devant eux qui valent ce qu’ils ont fait pour le Nobel ; tout devient insignifiant. D’autres scientifiques Nobel peuvent avoir une autre réaction, se prenant en trop forte considération : encouragés par l’admiration qui les entoure, ils deviennent les victimes d’un « effet d’auréole ». Einstein réagit sans doute ainsi, et dans ce cas sous-estima la complexité de la dynamique des fluides.

Pourquoi la mécanique des fluides, une branche de la mécanique, serait-elle au moins aussi difficile que la physique quantique ou la théorie de la relativité ? La mécanique des fluides appartient pleinement à notre monde quotidien. Quand nous pénétrons le monde de la physique moderne nous savons – ou devrions savoir – que nous laissons derrière nous le bon sens lié à nos expériences humaines quotidiennes.

Le « problème », avec la physique classique, est que nous ne pouvons faire cela. Nous devrions être en mesure d’utiliser notre sens commun. Mais qu’advient-il si celui-ci est faible ? S’il est fondé sur une expérience limitée ou sans relation directe avec le sujet ? Nous pouvons par exemple connaître le « frottement » par notre expérience quotidienne, mais elle a trait au frottement entre solides, et n’a que peu à voir avec le frottement impliquant des masses gazeuses ou liquides.

Nous pouvons être attirés par la physique moderne par l’éventail des « miracles » auxquels elle conduit. Mais peu de branches de la science sont aussi riches en « miracles » que la dynamique rotationnelle, en particulier des liquides et des gaz. Nous reviendrons sur certains de ces aspects, en particulier parce que mieux comprendre ces « miracles » peut enrichir notre connaissance et nous permettre de mieux appréhender notre vie quotidienne.

 

 

 

 (juillet 2015)

(traduit de l’anglais par Alexandre Moatti)



[1]. [NdT] Pour des raisons de simplification, et éviter d’avoir de longues locutions de type « dans le sens contraire des aiguilles d’une montre », nous utiliserons les abréviations d’origine anglo-saxonne : CW (clockwise = sens des aiguilles d’une montre – rotation anticyclonique) et ACW (anticlockwise = sens contraire des aiguilles d’une montre = sens trigonométrique – rotation cyclonique).

[2]. On suppose le lecteur familier avec la notion classique en météorologie des vents soufflant le long des isobares, dans le sens de rotation.

[3]. Ce qui explique que les vents (dus aux gradients de pression) soient plus faibles en situation A qu’en situation D. La figure 9 reflète cela, avec un moindre nombre d’isobares autour de A que de D. De fait, les systèmes de basse pression peuvent avoir une pression très basse en leur centre, 50-60 hPa de moins que leur environnement, tandis que les systèmes de hautes pression ne diffèrent que de 20-30 hPa de leur environnement.

[4]. Contrairement aux corps solides, le frottement subi par des masses liquides ou gazeuses n’est pas nécessairement parallèle ou antiparallèle au mouvement – mais c’est néanmoins ce que nous prendrons en première approximation.

 

 

L’ARTICLE D’EINSTEIN

 

 

 

  • Le manuscrit de l’article de 1926 d’Einstein, université hébraïque de Jérusalem

 

 

 

 

 
  • Traduction de l’article d’Einstein d’allemand en anglais par Ken Muldrew, University of Calgary.

 

 

 

MANUELS UNIVERSITAIRES

 

 

  • James Holton & Gregory Hakim, An Introduction to Dynamic Meteorology, Academic Press, 5e éd., 2012.

 

 

 

 

  • J.-E. Frederick, Sciences de l’atmosphère. Une introduction, trad. fcse De Boeck, 2011.