De l’action humaine sur la géographie physique

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De l’action humaine sur la géographie physique
Auteur : Élisée Reclus (1830-1905) - Géographe français.
Auteur de l'analyse : Valérie Chansigaud - Historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée à l’université Paris-VII-Denis Diderot (laboratoire sphere UMR 7219)
Publication :

« De l’action humaine sur la géographie physique », Revue des deux Mondes, XXXIVe année, tome cinquante-quatrième, 15 décembre 1864, p. 762-771.

Année de publication :

1864

Nombre de Pages :
10
Résumé :

« L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », « « nous sommes les fils de la terre » : le géographe Elisée Reclus, l’un des premiers à étudier la place de l’espèce humaine dans la nature après les révolutions industrielles, pose les bases de ce qui s’appellera plus tard l’écologie.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
août 2013

L’homme modifie la nature, parfois en bien, parfois en mal. Il est devenu un véritable agent géologique, au même titre que l’érosion ou les tremblements de terre : c’est la constatation que fait Reclus dans ce texte de 1864. Mais l’homme est aussi ancré dans la nature : « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même », insiste-t-il de manière à peine métaphorique. La dénonciation du rôle négatif de l’homme est un thème récurrent de la deuxième moitié du XIXe siècle : dès le début de l’ère industrielle, on constate la disparition de nombreuses espèces et la raréfaction de bien d’autres. Il s’agit d’une conséquence effective des transformations sociales : industrialisation, urbanisation, augmentation démographique, transformation des pratiques agricoles, déforestation accrue, disparition d’un grand nombre de prairies au profit des cultures, amélioration des techniques de pêche, introduction de la vapeur pour les bateaux,… Mais le caractère optimiste de la vision de Reclus ne doit pas être oublié pour autant : l’homme peut aussi améliorer la nature, comme avec les digues de Zélande ou la fixation des dunes d’Aquitaine. Cette perspective est évolutionniste chez Reclus, fortement marqué par Darwin. Cependant, l’amélioration de la Terre dans l’intérêt de tous, un des credo de Reclus, ne va pas sans un réel partage des richesses et une égalité pleinement accomplie entre les hommes : le progrès, s’il se fait sur des bases injustes ou inégalitaires, n’est seulement qu’un « régrès ». On pourrait considérer que Reclus pose les bases d’une vision écologique, mais la référence à ce terme est délicate : en effet, bien qu’imaginé par Ernst Haeckel (1834-1919) dès 1864, ce terme n’est jamais utilisé par Reclus. Le mot écologie ne s’impose vraiment que lors des premières années du XXe siècle. Disons plutôt que ce texte est représentatif du leitmotiv de l’œuvre de Reclus : l’ancrage évolutif de l’espèce humaine et sa place au sein de la nature – « nous sommes les fils de la terre », écrit-il dans une perspective à la fois laïque, biologique, historique et évolutionniste.

 


 

Valérie Chansigaud, née en 1961, est chercheuse associée à l’université Paris-VII-Denis Diderot (laboratoire SPHERE UMR 7219). Ses recherches sont axées autour de trois thématiques principales : la constitution des savoirs scientifiques, l'histoire de la protection de la biodiversité et l'impact de l'homme sur la nature. Elle est auteure d’ouvrages sur ces thématiques, d’articles dans les magazines de vulgarisation et dans Wikipédia ; elle a créé le blog Histoire & Environnement.

 

 

Valérie Chansigaud

 

Humankind modifies nature, for better as well as for worse. Humans have become true geological agents, just like erosion or earthquakes. That is the observation Reclus makes in this text from 1864. But man is also anchored in nature: “Man is nature becoming conscious of itself”, he writes, barely metaphorically. The denunciation of man’s negative role was a recurring theme throughout the second half of the 19th century: since the beginning of the industrial era, observers had noted the extinction of numerous species and the growing scarcity of many others. This was a consequence of social transformations: industrialisation, urbanisation, demographic expansion, changes to agricultural practices, increased deforestation, the replacement of large swathes of pastures with cultivated fields, improvements to fishing techniques, the introduction of steam ships, etc. Yet the optimism of Reclus’s vision should not be forgotten: humans can also improve nature, for example, the dykes of Zeeland and the fixation of sand dunes in Aquitaine. Reclus’s perspective is Darwin-inspired and evolutionist. However, improving the earth in the interest of all, one of Reclus’s central creeds, must always go hand in hand with a genuine sharing of wealth and fully achieved equality between men: progress based on injustice or inequalities is nothing more than “regress”. It might be said that Reclus lays the foundations of an ecological vision, but the use of the term poses problems: although envisaged by Ernst Haeckel (1834–1919) as early as 1864, Reclus never used this term. The word ecology did not really gain a foothold until the early years of the 20th century. Instead we can say that this text is representative of the leitmotiv of Reclus’s work: the evolutionary anchoring of the human species and its place within nature. Writing from a secular, biological, historical and evolutionist perspective, he declares “We are the sons of the earth”.

 


 

Born in 1961, Valérie Chansigaud is a researcher affiliated to Paris VII – Denis Diderot University (Sphere Laboratory, UMR 7219). Her research revolves around three main themes: the constitution of scientific knowledge, the history of the protection of biodiversity and the impact of humans on nature. She has published books on these subjects, as well as articles in popular science/history magazines and Wikipedia. She founded the blog Histoire & Environnement.

De l'action humaine sur la géographie physique
Valérie Chansigaud - Historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée à l’université Paris-VII-Denis Diderot (laboratoire sphere UMR 7219)

 

 

Figure 1 : Photographie d’Élisée Reclus par Nadar (1820-1910).

Figure 1 : Photographie d’Élisée Reclus par Nadar (1820-1910).
À la parution de « De l'action humaine sur la géographie physique », en 1864, la notoriété d’Élisée Reclus (1830-1905) est encore naissante. Parti en exil suite au coup d’État de 1851, il n’est rentré en France qu’en 1857. À partir de son retour, il se consacre surtout à la rédaction de textes de géographie et travaille notamment pour les guides touristiques Joanne publiés par les éditions Hachette. Sa rencontre réelle avec l’anarchie date de 1864, lorsqu’il adhère avec son frère Élie à l’Association internationale des travailleurs et qu’il fait la connaissance de Bakounine, le plus célèbre théoricien anarchiste de l’époque. Sa grande œuvre géographique est entièrement postérieure à cette année-là : La Terre (deux volumes, 1868-1869), La Nouvelle Géographie universelle (dix-neuf volumes, 1876-1894) et L’Homme et la Terre (six volumes, 1905) (1).
Reclus commence à collaborer à La Revue des deux mondes en 1859 avec la parution, en plusieurs parties, de son récit de voyage en Nouvelle-Grenade, une région qui correspond actuellement aux États de Colombie et du Panamá. Ce texte, réuni sous forme de livre par Hachette en 1861 sous le titre de Voyage à la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe, paysages de la nature tropicale, relate sa propre expérience (il avait tenté de fonder en Nouvelle-Grenade une exploitation agricole, mais sans succès). D’autres articles suivent, principalement sur les Amériques et notamment sur la situation des noirs aux États-Unis.

 

 

Figure 2 : La Revue des Deux mondes (fondée en 1829), à plus de cent soixante ans d’écart.

Figure 2 : La Revue des Deux mondes (fondée en 1829), à plus de cent soixante ans d’écart.
Créée en 1829, La Revue des deux mondes est alors un périodique fort connu dont le lectorat, plutôt conservateur, est estimé à 26 000 abonnés en 1885. C’est l’un des plus anciens périodiques de France – de nos jours il compte 5 000 abonnés. À l’époque de Reclus, il publie des articles souvent très détaillés sur l’actualité littéraire, artistique, scientifique et politique du moment sous forme d’analyses d’ouvrages ou d’essais : aux côtés d’œuvres purement littéraires (comme Dominique d’Eugène Fromentin), on trouve des analyses historiques (La Grèce depuis la chute du roi Othon par François Lenormant), économiques (L'Économie rurale en Néerlande par Émile de Laveleye), anthropologiques (Caractères physiques et moraux des Polynésiens par Jean Louis Armand de Quatrefages de Bréau), etc. La célébrité des auteurs est très variable, et le peu connu Reclus voisine avec des signatures prestigieuses comme George Sand, Jules Michelet, Henri Taine et Victor Hugo. La collaboration de Reclus à La Revue des deux mondes s’étale sur plusieurs années : elle lui permet, lui qui n’occupe aucune fonction officielle et qui ne dépend d’aucune institution, de compléter ses revenus qui proviennent alors exclusivement de son activité d’auteur.

 

 

Quelques repères dans la vie d’Élisée Reclus

 

Élisée Reclus naît en 1830 dans une famille nombreuse dont le père est pasteur évangélique. Parmi ses 13 frères et sœurs, il faut citer Élie (1827-1904), ethnologue, qui sera toute sa vie très proche d’Élisée avec qui il partage un engagement anarchiste. Le père destine Élisée à devenir pasteur et l’envoie rejoindre Élie dans un collège tenu par les frères moraves à Neuwied en Prusse. Mais les deux frères ne supportent guère son atmosphère et ils s’enfuient en 1844. Élisée devient athée à la fin des années 1840 et arrive à Berlin en 1851 où il suit les cours de Carl Ritter (1779-1859) qui vont profondément le marquer. Le coup d’État du 2 décembre 1851 radicalise son engagement politique comme celui de son frère et ils partent tous deux en exil. Élisée voyage beaucoup notamment en Louisiane et en Amérique du Sud. Il rentre en France en 1857 et commence à publier, principalement des textes de géographie. Il est élu à la Société de géographie de Paris dès l’année suivante. 1864 marque un tournant majeur puisque, toujours avec Élie, il adhère à l’Association internationale des travailleurs et rencontre l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine (1814-1876). Son premier ouvrage majeur de géographie, La Terre, paraît en 1868.

 

 

Figure 3 : Mikhaïl Bakounine (1814-1876), théoricien russe de l’anarchisme (portrait par Nadar).

Figure 3 : Mikhaïl Bakounine (1814-1876), théoricien russe de l’anarchisme (portrait par Nadar).

Militant politique actif durant la guerre franco-allemande de 1870, puis lors de la Commune de Paris de 1871, il participe à la Garde nationale et notamment à la « brigade » de montgolfières de Nadar. Arrêté par les Versaillais, il est condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, mais sa peine est commuée en simple exil sous la pression des savants français et étrangers. Reclus part en Suisse en 1872 où il s’engage plus radicalement dans l’anarchisme. Commence alors une vie très active de géographe et d’anarchiste : en 1875, il commence à faire paraître la Nouvelle géographie universelle, dont le dix-neuvième et ultime volume paraît en 1894, il rencontre Pierre Kropotkine (géographe anarchiste également) avec qui il se lie et qu’il aide lors de son exil en Grande-Bretagne. Par ailleurs, il fait de nombreux voyages. Élisée Reclus ne rentre en France qu’en 1890, mais se voit contraint de quitter à nouveau la France en 1893, car, après l’attentat de Vaillant à la Chambre des députés, le pouvoir met en place les lois dites « scélérates » qui cherchent à réprimer le mouvement anarchiste et punissent même la simple propagande. Il arrive à Bruxelles où l’Université libre lui propose un poste, mais la vague de terrorisme anarchiste fait avorter ce projet. Il enseigne cependant à une Université nouvelle alternative, mais son audience est très confidentielle car les cours n’y sont pas diplômants et les étudiants peu nombreux. Élisée fait paraître en 1905, son ouvrage le plus important à ses yeux, L’Homme et la Terre, dont la publication est assurée de manière posthume par son neveu Paul Reclus (1858-1941).

 

 

Les fils de la terre
« De l’action humaine sur la géographie physique » est l’analyse d’un ouvrage paru à Londres en 1864 sous le titre Man and Nature, or Physical geography as modified by Human action, par George Perkins Marsh (1801-1882).
Dès le début de son article, Reclus souligne les liens unissant l’humanité à sa planète suivant une formule forte : « nous sommes les fils de la terre ». Ce n’est ni un emballement poétique (on retrouve cette même idée dans toute son œuvre), ni l’expression d’un mysticisme (l’athée Reclus peut être difficilement taxé de religieux), mais c’est bien l’un des thèmes essentiels de son œuvre : l’ancrage évolutif de l’espèce humaine et sa place au sein de la nature. Durant quarante ans, il n’aura de cesse d’insister sur cette relation intime et puissante. On la retrouve ainsi sous la forme d’une devise dans son dernier ouvrage de 1905, L’Homme et la Terre : « l’homme est la nature prenant conscience d’elle-même ».
Comme Pierre Kropotkine, également géographe et anarchiste, Reclus adhère très tôt à l’évolutionnisme de Charles Darwin dont il dira en 1892 dans une lettre :
Toutes les armées disciplinées d’un Napoléon ne valent pas, dans l’histoire du monde, autant que le mot d’un Darwin, fruit d’une vie de travail et de pensée (2).
Lorsque Reclus écrit que « nous sommes les fils de la terre », c’est donc bien dans une perspective laïque, biologique, historique et évolutionniste qu’il se situe. Il consacre d’ailleurs un petit livre, en 1902, sur ses vues évolutionnistes, L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique, sorte de galop d’essai à sa dernière grande œuvre, les six volumes de L’Homme et la Terre de 1905. Il y souligne que l’espèce humaine est bien un animal, même s’il diffère des autres animaux par certaines caractéristiques.
Il ne s’agit pas d’une biologisation de la nature humaine, mais plutôt d’une idée assez communément répandue au XIXe siècle – on la retrouve chez Humboldt par exemple – selon laquelle l’être humain, au même titre que les animaux et les plantes, ne peut être étudié isolément : il forme un tout avec son milieu. Exposant cette idée, Reclus va plus loin en affirmant que
Tous les faits de l’histoire s'expliquent en grande partie par la disposition du théâtre géographique sur lequel ils se sont produits
Il entend par théâtre géographique le milieu considéré du point de vue de sa composition biologique, géologique, climatique, etc. et initie une autre idée centrale dans toute son œuvre : l’importance du milieu (on emploierait aujourd’hui le mot environnement) comme facteur causal. Une partie importante de l’œuvre de Reclus est tournée vers la compréhension des liens unissant la nature des sociétés et leur environnement naturel, géologique, géographique, etc. On pourrait considérer qu’il s’agit d’une analyse écologique, mais la référence à ce terme est délicate : en effet, bien qu’imaginé par Ernst Haeckel (1834-1919) dès 1864, ce terme n’est jamais utilisé par Reclus. Le mot écologie ne s’impose vraiment que lors des premières années du XXe siècle.
La démarche consistant à expliquer la nature d’une société, le comportement animal, la répartition d’une espèce ou même la personnalité d’un individu par l’étude du milieu environnant n’est pas propre à Reclus : on la retrouve chez un très grand nombre d’auteurs et de savants, au point que l’on pourrait la considérer comme l’une des caractéristiques culturelles du XIXe siècle. C’est donc très logiquement, qu’après ces phrases introductives, Élisée Reclus cite ensuite les noms d’Humboldt, de Ritter, de Guyot dont il convient de préciser rapidement les œuvres et leurs relations avec lui.
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Alexander von Humboldt (1769-1859) est un naturaliste, géographe et explorateur allemand, célèbre pour son voyage en Amérique du Sud, de 1799 à 1804. Humboldt n’est pas qu’un voyageur puisqu’il est la figure scientifique la plus célèbre et célébrée du XIXe siècle et son influence est immense. Du point de vue de l’histoire des sciences, il est surtout crédité pour être l’un des fondateurs de la biogéographie (ou étude de la répartition des organismes) ; mais Humboldt dépasse cette seule discipline puisqu’en prônant l’union d’une démarche scientifique rigoureuse et d’une sensibilité à l’égard de la nature, il représente l’idéal d’une science englobant le monde entier.
Carl Ritter (1779-1859) est un géographe allemand qui s’attache à faire de sa discipline une véritable science, notamment en abandonnant une géographie purement descriptive au profit d’un discours fortement inspiré par l’histoire. Ici aussi, on retrouve une idée de Ritter que Reclus fait sienne à savoir que « la terre est le corps de l’homme et l’homme l’âme de la terre ». Cette proximité n’est pas fortuite car Reclus a suivi les cours de Ritter lors de son séjour en Allemagne en 1851, et deviendra l’un de ses traducteurs. Il faut remarquer que Humboldt et Ritter sont considérés par de nombreux historiens de la géographie comme les pères de la géographie moderne.
Arnold Guyot (1807-1884), le moins connu aujourd’hui des trois auteurs cités par Reclus, est un géographe et un géologue américain d’origine suisse. Il fréquente l’université de Berlin, où il côtoie Humboldt. C’est un ami proche de Louis Agassiz (1807-1873) qui le fait venir aux États-Unis, où Guyot fonde le service national de météorologie.
Ces trois noms ne sont pas donnés par accident par Reclus : il s’agit pour lui de démontrer qu’il s’inscrit dans une démarche géographique particulière, celle de l’étude de l’influence de la géographie physique (ou milieu) sur l’histoire de l’humanité (3).
Pour autant, Reclus ne s’inscrit pas dans une démarche déterministe selon laquelle le milieu serait la cause unique des différences entre les peuples. Il conçoit la relation de l’être humain à son milieu comme une interaction : le développement des capacités intellectuelles, sociales et techniques a permis à l’homme d’agir en profondeur sur cette nature, en bien comme en mal, c’est le sujet même de ce texte – la phrase ci-dessous le représente bien :
[…] c’est que la terre est le corps de l’humanité, et que l’homme, à son tour, est l’âme de la terre […] L’action de l’homme donne au contraire la plus grande diversité d’aspect à la surface terrestre. D’un côté elle détruit, de l’autre elle améliore.

 

 

L’homme agent géologique
L’homme est par conséquent devenu un véritable agent géologique au même titre que l’érosion ou les tremblements de terre :
À mesure que les peuples se sont développés en intelligence et en liberté, ils ont appris à réagir sur cette nature extérieure dont ils subissaient passivement l’influence ; devenus, par la force de l'association, de véritables agents géologiques, ils ont transformé de diverses manières la surface des continents, changé l’économie des eaux courantes, modifié les climats eux-mêmes.
Que l’activité des hommes puisse avoir un impact considérable et négatif sur la nature et les milieux n’est pas une nouveauté pour le lecteur de 1864 et bien d’autres avant Reclus l’ont évoqué : « On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable » écrivait Lamarck dès 1817 (4).
Mais, si les interventions de l’homme peuvent dégrader le milieu, celles-ci ne sont pas nécessairement négatives et Reclus adopte un point de vue équilibré. Cette attitude est constante chez lui et peut se résumer ainsi : le progrès n’est jamais complètement positif ou négatif. Il écrit, en 1902, que « les révolutions ne sont pas nécessairement un progrès, de même que les évolutions ne sont pas toujours orientées vers la justice (5) » ; ce jugement critique du progrès est assez commun chez les anarchistes. Reclus utilise d’ailleurs le mot de « régrès (6) » pour décrire un progrès négatif.
Il y a toujours, chez Reclus, une lueur d’optimisme que l’on retrouve dans son texte :
L’homme vraiment civilisé, comprenant que son intérêt propre se confond avec l’intérêt de tous et celui de la nature elle-même, agit tout autrement. […] Devenu “la conscience de la terre”, l’homme digne de sa mission assume par cela même une part de responsabilité dans l’harmonie et la beauté de la nature environnante (7).
L’amélioration de la Terre dans l’intérêt de tous est l’un des credo de l’anarchiste Reclus, il souligne d’ailleurs que cette « amélioration » doit toujours être liée à un réel partage des richesses et à une égalité pleinement accomplie entre les hommes : le progrès, s’il se fait sur des bases injustes ou inégalitaires, n’est seulement qu’un régrès.
Mais force est de constater, pour Reclus, que
les travaux humains ont encore malheureusement pour résultat fatal d’appauvrir le sol, d’enlaidir la nature de gâter les climats. Considérée dans son ensemble, l’humanité n’a pas quitté sa barbarie primitive.
Ainsi, les exemples abondent pour montrer que la civilisation n’a pas conduit à une amélioration de la terre, mais qu’au contraire elle a provoqué dégradation et enlaidissement.
La liaison entre beauté du monde et bonheur de l’humanité est un thème constant de l’œuvre de Reclus. On la retrouve aussi dans des textes variés comme dans La Terre (deux volumes, 1868-1869), À propos du végétarisme (1901) ou L’Homme et la Terre. La beauté dont parle Reclus est celle d’un monde en paix, non seulement une paix conclue entre les hommes, mais aussi avec les animaux et la nature en général. Cette idée revient à la fin de son article.

 

 

L’impact de l’homme sur la nature
Tout cet article est d’abord, pour Reclus, l’occasion de présenter sa propre vision de l’impact de l’homme sur la nature, bien plus que de se prêter à l’exercice de l’analyse du livre de Marsh. La seule remarque de fond qu’il formule à l’égard de Man and Nature, est que cette « enquête » est « dépourvue de méthode », sans qu’il n’explique d’ailleurs ce que cela signifie pour lui.
En appui de la thèse de Marsh, Reclus cite de nombreux exemples de dégradation de la nature provoqués par une gestion irréfléchie par les habitants. Il donne en exemple les Alpes françaises, où la déforestation par « des propriétaires [forestiers] trop avides » a entraîné la dégradation des sols aux flancs des montagnes et notamment l’érosion accélérée de la petite couche de terre fertile. La description est apocalyptique :
les roches se montrent à nu ; des talus de débris, de vastes champs de pierres remplacent les prairies et les cultures des vallées […] on ne voit pas une seule broussaille verdoyante dans un espace de plusieurs lieues d’étendue […] des maisons en ruine se confondent avec les rochers croulants qui les entourent.
Reclus signale aussi que cette déforestation s’accompagne de changements climatiques plus ou moins radicaux et d’inondations plus nombreuses et plus violentes :
La pluie, que les branches entremêlées des arbres laissaient tomber goutte à goutte et qui suintait lentement à travers les feuilles mortes et le chevelu des racines, s’écoule désormais avec rapidité sur le sol pour former des ruisselets temporaires au lieu de descendre souterrainement vers les bas-fonds […] le volume des eaux courantes augmente en aval, les crues se changent en inondations […] d’immenses désastres s’accomplissent, pareils à ceux que causèrent la Loire et le Rhône en 1856.
Et, plus loin, sur déboisement et climat :
On peut dire d’une manière générale que les forêts, comparables à la mer sous ce rapport, atténuent les différences naturelles de température entre les différentes saisons, tandis que le déboisement écarte les extrêmes de chaleur et de froidure et donne une plus grande violence aux courants atmosphériques.
Cette relation entre couvert forestier et climat, aujourd’hui encore reprise par de nombreux environnementalistes, a cependant été qualifiée de mythe par certains spécialistes contemporains (8).
Reclus fait aussi allusion à une attitude plus générale de l’être humain à l’égard de la nature. Les activités humaines conduisent non seulement à simplifier la diversité naturelle (il cite le remplacement des forêts par quelques espèces de céréales), mais aussi à une véritable domination. Il dénonce ainsi la perte des forêts et des arbres les plus grands :
on dirait que l’homme, jaloux de la nature, cherche à rapetisser les produits du sol et ne leur permet pas de dépasser son niveau.
Ce besoin de faire une nature à taille humaine se retrouve dans l’extermination de la grande faune.
Ainsi, Reclus s’appuie-t-il sur des disparitions anciennes (mammouth, cerf d’Irlande…) pour annoncer la prochaine disparition de grands animaux comme l’éléphant, le lion ou le rhinocéros, qu’il annonce comme inéluctable. La référence à la disparition d’espèces due à l’action de l’homme est loin d’être une nouveauté en 1864 : tous les spécialistes de son temps reconnaissent que l’homme est une cause importante de l’extinction à l’époque contemporaine comme aux âges préhistoriques. Un texte comme celui du naturaliste écossais John Fleming (1785-1857), Remarks Illustrative of the Influence of Society on the Distribution of British Animals paru en 1824 est à ce titre tout à fait significatif. Pour Fleming, l’action de l’homme préhistorique (même s’il n’emploie pas ce terme qui est ici anachronique) a été l’une des premières causes de la disparition de la grande faune récente trouvée dans les dépôts géologiques – comme l’élan, l’hippopotame ou le rhinocéros. Quarante ans plus tard, au moment où Reclus rédige son article, tout le monde s’accorde sur ce constat.

 

 

Figure 4 : La rhytine de Steller (évoquée par Reclus comme « les énormes boeufs marins de Steller », p. 767). Le naturaliste Steller avait découvert son existence en 1741 dans une expédition au détroit de Bering. La nouvelle de l’existence de cet animal attira de nombreux pêcheurs – on estime qu’en trente ans elle disparut complètement (photo WikiCommons, collections Natural History Museum, Londres ; auteur Emőke Dénes).

Figure 4 : La rhytine de Steller (évoquée par Reclus comme « les énormes boeufs marins de Steller », p. 767). Le naturaliste Steller avait découvert son existence en 1741 dans une expédition au détroit de Bering. La nouvelle de l’existence de cet animal attira de nombreux pêcheurs – on estime qu’en trente ans elle disparut complètement (photo WikiCommons, collections Natural History Museum, Londres ; auteur Emőke Dénes).
Reclus n’évoque pas seulement la destruction des milieux ou des espèces, il élargit son discours aux désordres du fonctionnement des écosystèmes provoqués par l’homme. Il cite une observation très répandue à son époque à savoir que la multiplication des insectes est la conséquence de la raréfaction des oiseaux insectivores, victimes de surchasse. Il convient de préciser que si tout le monde s’accorde à son époque sur la réalité des désordres induits par les activités humaines, personne ne dispose d’éléments quantifiés et fiables pour le démontrer : les outils scientifiques le permettant n’apparaîtront qu’avec l’essor de l’écologie scientifique après la Première Guerre mondiale.
Reclus évoque aussi la multiplication des méduses et des infusoires liée à la disparition progressive des cétacés et des poissons. On sait aujourd’hui que l’augmentation du nombre de méduses est clairement la conséquence de la destruction des grands prédateurs (notamment les requins) dans les chaînes trophiques suivant un effet domino : leur raréfaction entraîne l’augmentation des prédateurs plus petits (ils ne sont plus mangés par les grands) qui entraîne à son tour la réduction des prédateurs primaires, provoquant alors l’augmentation du nombre de leurs proies, les méduses.

 

 

Le regard de Marsh sur Reclus

 

 

Figure 5 : George Perkins March (1801-1882), considéré comme l’un des précurseurs de la préoccupation environnementale américaine.

Figure 5 : George Perkins March (1801-1882), considéré comme l’un des précurseurs de la préoccupation environnementale américaine.

Marsh connaît les premières publications de Reclus puisqu’il cite dans son livre Man and Nature son texte sur les littoraux français paru dans La Revue des deux mondes en 1862 et 1863. Les deux hommes entretiennent dès lors une correspondance régulière. Lorsque Marsh reprend son ouvrage, Man and Nature, en 1874 qui paraît sous le nouveau titre de The Earth as Modified by Human Action: A Last Revision of « Man and Nature », il évoque longuement Reclus dans son introduction. Il y souligne que le second volume de La Terre, que fait paraître Reclus en 1868 (en y intégrant des remarques de Marsh), aborde des thèmes similaires aux siens et il le loue en termes très élogieux : « I earnestly recommend the work of this able writer to the attention of my readers ». Il insiste en particulier sur le fait que Reclus s’est surtout attaché à montrer les aspects positifs de l’action humaine (« conservative » et « restorative ») plutôt que les effets négatifs. Marsh envoie à Reclus le manuscrit d’une préface à la traduction en anglais de La Terre et où il compare notamment l’ampleur de l’œuvre de Reclus à celle de Humboldt. Reclus le remercie vivement et ne souhaite rien changer à cette préface qui « sera certainement une addition des plus importantes à mon livre », écrit-il, mais demande à Marsh de supprimer la référence à Humboldt car, ajoute-t-il, « en me comparant à cet homme puissant, vous me rendez bien petit par le contraste. »

 

 

Marsh le pessimiste et Reclus l’optimiste
La dénonciation du rôle négatif de l’homme établie par Marsh et reprise par Reclus est un thème récurrent de la deuxième moitié du XIXe siècle : car dès le début de l’ère industrielle, on constate la disparition de nombreuses espèces et la raréfaction de bien d’autres. Loin d’être le fruit des imaginations, il s’agit d’une conséquence tout à fait réelle des transformations sociales : industrialisation, urbanisation, augmentation démographique, transformation des pratiques agricoles, déforestation accrue, disparition d’un grand nombre de prairies au profit des cultures, amélioration des techniques de pêche, introduction de la vapeur pour les bateaux, mais aussi des lignes ferroviaires qui permettent une commercialisation facilitée des produits de la pêche… Reclus signale que
beaucoup plus industriels qu'artistes, [les hommes] préfèrent la force à la beauté. Ce que l’homme veut aujourd’hui, c’est d’adapter la terre à ses besoins et d’en prendre possession complète pour en exploiter les richesses immenses.
Mais, alors que Marsh se tient à une description négative de l’impact de l’humanité, Reclus cherche toujours à équilibrer son jugement et à faire partager son profond optimisme. Il reconnaît que nombre d’interventions des hommes sur la nature ont pu avoir des conséquences désastreuses à cause de leur imprévoyance, mais que bien d’autres (comme la construction des digues en Hollande) ont été bénéfiques :
Dans tous les pays du monde civilisé, il existe déjà, comme en Hollande, de magnifiques travaux par lesquels l’homme a su modifier à son avantage quelques-uns des trais géographiques de la terre.

 

 

Figure 6 : Schéma explicatif contemporain de la fixation des dunes d’Aquitaine. Cette opération, menée dès le début du XIXe siècle et pendant une cinquantaine d’années par les Ponts et Chaussées, est ainsi évoquée par Reclus : « l’on a su fixer par des plantations la chaîne de dunes mobiles qui, sur une longueur de plus de 200 kilomètres, marchait à l’assaut des landes de Gascogne » (image WikiCommons, auteur Larrousiney).

Figure 6 : Schéma explicatif contemporain de la fixation des dunes d’Aquitaine. Cette opération, menée dès le début du XIXe siècle et pendant une cinquantaine d’années par les Ponts et Chaussées, est ainsi évoquée par Reclus : « l’on a su fixer par des plantations la chaîne de dunes mobiles qui, sur une longueur de plus de 200 kilomètres, marchait à l’assaut des landes de Gascogne » (image WikiCommons, auteur Larrousiney).
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Finalement, comme nombre de ces autres articles, ce texte n’est qu’un simple morceau que Reclus recycle dans ses ouvrages : on retrouve l’essentiel de « De l’action humaine sur la géographie physique » dans La Terre. Il faut donc pour comprendre le sens profond de la vision reclusienne évoquée ici, lire aussi La Terre car c’est là qu’il détaille son optimisme si rapidement entraperçu et notamment la capacité qu’ont les peuples à « embellir la terre ». La perte de la beauté n’est pas sans conséquence car elle a aussi un effet moral :
Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent, la routine et la servilité s'emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort.
Les dernières lignes de La Terre sont claires sur le message de Reclus :
Les traits de la planète n'auront point leur complète harmonie tant que les hommes ne seront pas unis en un concert de justice et de paix. Pour devenir vraiment belle, la “mère bienfaisante” attend que ses fils se soient embrassés en frères et qu’ils aient enfin conclu la grande fédération des peuples libres.
Comme en témoigne le texte présenté ici, Reclus et son œuvre, par le jugement critique porté sur le progrès, par l’importance donnée à un développement harmonieux de l’homme avec la nature et, enfin, par le lien entre ce développement et la nécessaire existence d’une société libre et égalitaire, peuvent être parfaitement considérés comme fondateurs d’une écologie sociale et humaniste (9).

 

Août 2013

 

 

 

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(1) Ces ouvrages peuvent être trouvés en ligne sur Gallica (BnF), respectivement ici, et . Compte tenu de la partition en plusieurs volumes, nous renvoyons sur la page du catalogue BnF recensant dans chaque cas les divers volumes (voir aussi l’onglet « En savoir plus », BibNum).

(2) Élisée Reclus (1925). Correspondance. Tome troisième et dernier, Octobre 1889-juillet 1905 et compléments aux deux premiers volumes, Alfred Costes, éditeur (Paris) : 339 p

(3) Pour faire écho, justement, au titre d’un ouvrage de 1871 de Guyot, The Earth and Man, Lectures on Comparative Physical Geography in Its Relation to the History of Mankind.

(4) Jean-Baptiste de Monet de Lamarck (1817). Homme, in Nouveau dictionnaire d'histoire naturelle appliquée aux arts, à l'agriculture, à l'économie rurale et domestique, à la médecine. Tome XV, Jean François Pierre Deterville (dir.), Deterville (Paris) : 270-276.

(5) Élisée Reclus (1902). L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique, Stock (Paris), collection Bibliothèque sociologique : 296 p.

(6) Élisée Reclus (1905). L’Homme et la Terre. Tome sixième, Librairie universelle (Paris) : 579 p.

(7) Élisée Reclus (1869), La Terre : description des phénomènes de la vie du globe. Volume 2, Hachette (Paris) : 806 p.

(8) cf. par exemple : Vasant K. Saberwal (1998). Science and the Desiccationist Discourse of the 20th Century, Environment and History, 4 (3): 309-343 ; Ian R. Calder (2002). Forests and Hydrological Services: Reconciling Public and Science Perceptions, Land Use and Water Resources Research, 2: 2-12.

(9) Son influence sera d’ailleurs très grande sur d’autres penseurs de ce courant méconnu comme Patrick Geddes (1854-1932), Lewis Mumford (1895-1990) et Murray Bookchin (1921-2006).

 

ŒUVRES EN LIGNE D'ÉLISÉE RECLUS

 

 

La Terre : description des phénomènes de la vie du globe, deux volumes, Hachette, 1868-1869 (Gallica)
La Terre : description des phénomènes de la vie du globe, deux volumes, Hachette, 1868-1869 (Gallica).

 

 

Nouvelle géographie universelle : la terre et les hommes, dix neuf volumes, Hachette, 1876-1894 (Gallica).
Nouvelle géographie universelle : la terre et les hommes, dix neuf volumes, Hachette, 1876-1894 (Gallica).

 

 

L’Homme et la Terre, édition posthume 1905-1908, six volumes, Librairie universelle, Paris (Gallica) [voir aussi réédition Maspero 1982].
L’Homme et la Terre, édition posthume 1905-1908, six volumes, Librairie universelle, Paris (Gallica) [voir aussi réédition Maspero 1982].

 

 

 

 

LIVRES

 

 

Valérie Chansigaud, L'homme et la nature : Une histoire mouvementée, Delachaux et Niestlé, 2013.
Valérie Chansigaud, L'homme et la nature : Une histoire mouvementée, Delachaux et Niestlé, 2013.

 

 

Jean-Didier Vincent, Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste, Robert Laffont, 2010.
Jean-Didier Vincent, Élisée Reclus, géographe, anarchiste, écologiste, Robert Laffont, 2010.

 

 

 

 

REVUES

 

 

Revue Hérodote consacrée à Elisée Reclus, n°117, 2005/2 (en ligne sur Cairn)
Revue Hérodote consacrée à Elisée Reclus, n°117, 2005/2 (en ligne sur Cairn).