Pratiques commerciales et recherches historiques sur la marche du commerce et de l’industrie

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Pratiques commerciales et recherches historiques sur la marche du commerce et de l’industrie
Auteur : François-Jules Devinck (1802-1878), entrepreneur français
Auteur de l'analyse : Cédric Poivret, IRG Institut de recherche en gestion (UPEM Université Paris-Est-Marne la Vallée)
Publication :

Pratiques commerciales et recherches historiques sur la marche du commerce et de l’industrie, Paris, Hachette, 1867 (chapitre III : ‘Le commerce et les qualités qu’il exige’, p.57-74, et début du chapitre IV : ‘Les divers genres de commerce’, p. 75-82).

Année de publication :

1867

Nombre de Pages :
26
Résumé :

Peut-on écrire une histoire des « sciences de gestion », souvent discréditées (car parfois trop liées à l’entreprise et au « techniques de management », toujours forcément « innovantes »), et dont l’appellation n’est que récente ? Si c’est le cas, le texte du chocolatier et homme politique Devinck en est un texte précurseur.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
août 2016

À l’inverse des autres grandes sciences humaines que sont la sociologie, l’économie et la psychologie, la gestion n’a pas véritablement d’histoire de sa pensée clairement constituée d’un point de vue universitaire et académique.

Peut-on de fait écrire une histoire des « sciences de gestion », dont l’appellation n’est que récente (elles ont connu de multiples appellations au cours des âges), et qui ont souvent été discréditées (car parfois trop liées à l’entreprise et au « techniques de management ») ? Car, comme l’ont mis en évidence Boltanski et Chiappello, la littérature gestionnaire reproduit la volonté capitaliste de toujours faire « table rase » du passé et de révolutionner en permanence la manière de produire, d’où une présentation souvent caricaturale de ce passé (poussiéreux, bureaucratique). Pensons ainsi à tous les cours et ouvrages de marketing qui résument le passé comme étant une « ère de la vente » ou, pire encore, une ère de la production, dans laquelle on produirait sans se soucier du consommateur – le parangon en serait la Ford T nécessairement noire –, et donc ne prenant absolument pas en compte la différenciation des consommateurs….

Or, on sait bien que l’histoire du marketing et du commerce est beaucoup plus complexe, et que certaines techniques et concepts encore utilisés aujourd’hui étaient déjà présents dès le début du xxe siècle ou avant aux États-Unis, voire même en France. Ce texte de 1867 en est un exemple.

 


 

 

Cédric Poivret, ancien élève de l'ENS Cachan (promotion 2001), après avoir passé l'agrégation d'économie-gestion en 2004 et un doctorat en sciences de gestion en 2010, occupe depuis 2012 un poste de PRAG au sein de l'université Marne-la-Vallée. Il y enseigne dans la plupart des matières des sciences de gestion (stratégie, marketing, management de projet, contrôle de gestion, comptabilité...). Ce caractère interdisciplinaire est important et fondamental pour son projet de recherche qui l'occupe depuis maintenant 4 ans, à savoir essayer de mettre en évidence la très lente et très progressive constitution des sciences de gestion en France, en adoptant une perspective de type science studies.

Les prodromes d’une pensée de la gestion commerciale : Devinck et son ouvrage de Pratique commerciale
Cédric Poivret, IRG Institut de recherche en gestion (UPEM Université Paris-Est-Marne la Vallée)

Remarque liminaire

Avant d’aborder ce texte de Jules-François Devinck (1802-1878), il nous semble important de rappeler quelques éléments de contexte concernant ce que nous pouvons appeler l’« histoire des sciences de gestion », domaine d’histoire des sciences que ses caractéristiques rendent à la fois  passionnante, mais aussi difficile à présenter clairement et linéairement  par comparaison avec l’histoire d’autres domaines scientifiques.

En effet, si comme le montre le site BibNum, l’histoire des sciences dures, ainsi que celle des sciences humaines, constituent un domaine bien développé quantitativement – même s’il peut avoir des difficultés à se faire reconnaitre comme légitime d’un point de vue académique –, l’histoire des sciences de gestion en France présente deux spécificités par rapport à tous les autres domaines d’histoire des savoirs « scientifiques ».

Tout d’abord, à l’inverse des autres grandes sciences humaines que sont la sociologie, l’économie et la psychologie, la gestion n’a pas véritablement d’histoire de sa pensée clairement constituée d’un point de vue universitaire et académique[1]. Certes, et il convient absolument de les citer, existent des travaux désormais fort développés sur l’histoire de la pensée comptable[2], et des études fournies et  intéressantes ont été publiées sur des auteurs précurseurs de ce que nous nommons « management » : l’on peut penser bien évidement à la biographie intellectuelle de Claude Lucien Bergery (1787-1863, X1806) par François Vatin (2007)[3] ou au travail récent de Luc Marco (2016) autour du terme d’organisation du travail et du pamphlet de Louis Blanc paru dans le tumulte de 1848 et ayant justement pour titre L’Organisation du travail. Certains travaux s’intéressant à l’histoire des pratiques économiques, par exemple la publicité, font aussi il est vrai une part belle à certains théoriciens : pensons par exemple aux passages que Marc Martin consacre dans son ouvrage Trois siècles de publicité en France (1992) à des théoriciens comme Octave-Jacques Guérin (1875-1937) ou Étienne Damour (1887-1931)[4] : toutefois ces auteurs sont analysés et étudies plus comme révélateurs des pratiques publicitaires d’une époque que comme auteurs et théoriciens en tant que tels.

Ainsi, à notre connaissance, aucun cours intégrateur au sein des divers cursus de gestion, hormis celui que nous assurons depuis septembre 2015 au sein de l’Université Paris-Est Marne-La-Vallée, aucun ouvrage global, aucune association scientifique n’ont cherché à synthétiser et à approfondir ces divers travaux qui restent donc pour l’instant relativement épars : de fait, de nombreux auteurs, tel celui que nous allons présenter, restent vierges de tout travail universitaire.

 

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Comment expliquer ce relatif désintérêt ? Tout d’abord, par le rapport particulier que la gestion entretient à l’histoire. Souvent cette dernière est prise non comme source de réflexion, d’apprentissage, mais comme un passé avec lequel il convient de rompre définitivement : comme l’ont mis en évidence Boltanski et Chiappello[5], la littérature gestionnaire reproduit la volonté capitaliste de toujours faire « table rase » du passé et de révolutionner en permanence la manière de produire, d’où une présentation souvent caricaturale de ce passé (poussiéreux, bureaucratique).

Qu’on pense ainsi à tous les cours et ouvrages de marketing qui résument le passé comme étant une « ère de la vente » ou, pire encore, une ère de la production, dans laquelle on produirait sans se soucier du consommateur – le parangon en serait la Ford T nécessairement noire –, et donc ne prenant absolument pas en compte la différenciation des consommateurs…. Or, on sait bien[6] que l’histoire du marketing et du commerce est beaucoup plus complexe, et que certaines techniques et concepts encore utilisés aujourd’hui étaient déjà présents dès les années 1910 aux États-Unis, voire même en France.

 

 

Figure 1 : Publicité de Life magazine (1908) pour la Ford T. Première automobile à être fabriquée en série, elle le fut de 1908 à 1927 (image WikiCommons).

 

Autre explication de ce désintérêt : la gestion comme domaine de savoir dans l’histoire est difficile à appréhender. En effet, si, d’une certaine manière, il a toujours existé dans l’histoire de l’humanité, au moins depuis les Grecs, une physique ou une médecine (même si avant la révolution du xvie siècle ces domaines de savoirs étaient gravement entachés d’erreur), ou même une pensée économique ou sociologique, les sciences de gestion en France présentent au niveau de leur histoire des caractéristiques bien plus complexes qui les rendent peut-être plus difficilement appréhendables. En effet :

  1. Elles ont connu de multiples dénominations dans le temps, en lien avec les diverses formes qu’elles ont pu prendre : ainsi, pour n’en citer que les principaux termes , durant l’Ancien régime on parlera de tenue des livres ou plus généralement de sciences du négociant ; au xixe siècle apparaît l’expression d’économie industrielle, au xxe siècle le taylorisme fait naître l’organisation du travail, puis les années 1950-60 voient apparaitre des termes tels que gestion et marketing ; enfin les années 1980 voient la popularisation du management… C’est fort différent de ce que l’on peut constater par exemple avec l’économie : en effet, cette science possède un nom clair et faisant quasiment consensus depuis maintenant 1615 et le Traité d’économie politique d’Antoine de Montchrestien (1575-1621) ;
  2. On constate relativement peu de travaux qui pourraient correspondre à ou se rapprocher de ce que nous nommons gestion, ce avant une explosion qui ne se produit que vers les années 1920, après l’apparition du taylorisme et du fayolisme – hormis l’abondante production comptable du xixe siècle, que l’on peut mettre à part car l’immense majorité de ces ouvrages de comptabilité était plus centrée sur des aspects techniques que gestionnaires (pour caricaturer : lorsque les comptables au xixe siècle calculaient un coût de production, c’était plus souvent pour équilibrer les comptes, que pour chercher à faire diminuer les dépenses de l’entreprise). Pour la période de l’Ancien régime, il n’y a que l’ouvrage Le Parfait négociant (1675) de Jacques Savary (1622-1690) qui fasse clairement appel à des aspects gestionnaires. Quant au xixe siècle, pourtant celui de la révolution industrielle, qui voit la naissance de la grande entreprise, nous n’avons pu identifier, après maintenant quatre années de recherches et lectures, qu’un si faible nombre d’œuvre de gestion, que nous pouvons quasi toutes les énumérer en quelques lignes ici : Économie industrielle, en trois tomes de Claude-Lucien Bergery (1829), Traité des entreprises industrielles, commerciales et agricoles de Jean Gustave Courcelle-Seneuil (1855, réédité quatre fois durant tout le xixe), Traité d’économie industrielle d’Adolphe Guilbault (1865), Essai sur l’administration industrielle et commerciale (1869), écrit  par un inconnu sous le pseudonyme de Lincol (l’auteur de cet ouvrage reste à ce jour inconnu, même si l’on peut penser eu égard à son pseudonyme qu’il avait Collin comme patronyme original), Pratique commerciale et recherches historiques sur la marche du commerce et de l’industrie (1867), Principes d’économie industrielle d’Albert Prouteaux (1888) et enfin Le Rôle social de l’ingénieur d’Émile Cheysson (1896). On peut également citer les travaux des économistes-ingénieurs, qui inventent le calcul économique et qui ont été étudiés par Etner (1987) puis Grall (2003)[7]; ou encore les travaux d’auteurs socialisants cherchant à « organiser le travail », Godin et ses Solutions sociales (1871) par exemple, avec surtout l’objectif général et social de lutter contre la misère. Toutefois, à l’exception des ouvrages socialisants, mais qui ont une place à part – ils cherchent finalement plus à gérer la société qu’à gérer une entreprise –, tous ces ouvrages connaissaient une audience relativement limitée : ces livres ne sont d’ailleurs en général édités qu’une seule fois, à l’exception du Traité de Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, édité quatre fois, mais avec très peu de modifications entre la première édition de 1855 et la dernière de 1885. À noter aussi qu’ils n’étaient pas utilisés là où ils auraient pu être le plus utiles, à savoir dans l’enseignement commercial ;

 

Figure 2 : Le Parfait Négociant, ou Instruction générale pour ce qui regarde le commerce (1675, ici page de garde de l’édition de 1679)

 

  1. Enfin, conséquence de ce faible nombre d’œuvres, et de leur faible circulation, ces dernières ont été en général oubliées, par les gestionnaires il est vrai, mais aussi par les historiens ; Bergery par exemple n’a fait l’objet que deux travaux universitaires depuis 185 ans, celui de Michelle Perrot[8], puis celui de Vatin ; Courcelle-Seneuil  a juste été étudié par Marco (1991, 2013) et Ribeill (1996)[9]… Prouteaux ou Devinck n’ont jamais fait l’objet quant à eux de travaux universitaires, et une recherche sur Google Books ou Gallica nous montre qu’ils ne sont que très rarement cités, que ce soit à l’époque de leur parution, ou de nos jours. Cet oubli semble cohérent avec la notion d’un passé caricatural, souvent présente en gestion comme indiqué  ci-dessus.

 

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Le travail que nous présentons ici se veut d’une double originalité :

  • il cherche à faire de l’histoire de la pensée managériale au sens propre du terme, ce qui n’est qu’encore très rarement fait ;
  • il présente un texte qui – il faut le préciser pour bien le comprendre – ne saurait être comme d’autres textes considéré comme représentatif d’une manière de faire d’un temps : car il s’agit finalement d’un des uniques textes parlant de gestion au xixe – les travaux sont d’ailleurs tellement différents parmi tous les pionniers cités ci-dessus qu’il serait difficile d’en extraire quelque chose de « représentatif ». Devinck ne peut d’ailleurs faire référence à aucun livre se rapprochant du sien, car il n’en existe pas, si ce n’est le classique Parfait Négociant de Jacques Savary, paru pourtant en 1675, soit 192 ans avant la Pratique commerciale.

 

Figure 3 : François-Jules Devinck (image BnF/ Gallica).

 

 

Jules-François Devinck (1802-1878) est un industriel français, parisien puisqu’il est né et mort dans cette ville. Il se fit connaître tout d’abord comme industriel chocolatier : il fonda son entreprise en 1830, devenant rapidement l’égal, ou du moins un rival honorable du fameux chocolat Menier, et gagna grâce à ses machines de nombreux prix lors des Expositions universelles de 1862 et 1867. 

 

 

Figure 4 : Machines de M. Devinck (in François Ducuing (dir.), L'Exposition universelle de 1867 illustrée, 7 octobre 1867 | WikiCommons) ; au premier plan : moulin à broyer le cacao ; au second plan : machine à envelopper les tablettes de chocolat.

 

 

Son activité ne s’arrêta pas toutefois aux portes de son usine : il consacra une grande partie de son temps à de nombreuses activités sociales ou d’intérêt général. Ainsi, il fut :

  • Président la Commission d’encouragement aux études pour les ouvriers lors de l’exposition universelle de 1867 ; cette commission fit paraître un ouvrage luxueux, qui présentait toutes les professions alors présentes en France et militait pour leur organisation grâce aux syndicats et aux conseils des prudhommes ; il s’agit de ce que l’on nommait économie sociale[10]  – et dont le grand propagateur fut Frédéric Le Play, qui fut d’ailleurs commissaire général lors de l’exposition de 1867.
  • Membre de la Chambre de commerce et membre du Tribunal de commerce, jusqu’à en devenir président : il y mit en place une « comptabilité centrale des faillites » relativement performante ;
  • Chose moins connue, mais qui dans le cadre d’études historiques sur la pensée managériale nous semble central, membre du comité de perfectionnement de l’Ecole supérieure de commerce de Paris, qui fut d’ailleurs durant longtemps la seule école « supérieure » de commerce en France.

 

 

Devinck fut également élu député de Paris en 1851, en étant au départ plutôt opposé au Prince-président Louis-Napoléon – il cherchait un juste milieu entre l’anarchie et l’ordre ; cependant la déclaration de l’Empire le fait basculer du coté impérial. Il fut réélu, en étant candidat officiel, jusqu’en 1863, moment où la capitale, plutôt républicaine, lui préféra l’opposant à l’Empire, Thiers. À l’Assemblée, il fut rapporteur du budget et membre des commissions qui élaboraient les lois relatives au commerce et à l’industrie. Il fut aussi membre de ce qu’à l’époque on appelait la Commission municipale et départementale de Paris.

 

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Dans le texte que nous avons sélectionné, l’auteur, de manière cohérente avec sa vision – entre autres – de juriste (il était juge consulaire au Tribunal de commerce de Paris), commence par des considérations juridiques, sur la définition du commerce, et sur le besoin pour ce dernier d’être régi par des lois souples :

Le commerce éprouve un besoin continuel de mouvement, aussi les règles sont quelquefois pour lui des entraves. Ses usages changent suivant les époques, les lieux et les circonstances ; ses lois varient fréquemment : au bout d’un certain temps, le législateur est tenu de les remanier, pour codifier des dispositions utiles qu’il avait été impossible de prévoir, par le motif que l’acte à réglementer ne s’était pas encore présenté.

Première qualité nécessaire à la réussite dans les affaires, selon Devinck, la probité – le thème de l’honnêteté, maintenant appelé éthique ou management de la responsabilité sociale, n’est donc pas nouveau. Cette caractéristique n’était cependant pas fréquente dans le domaine ou exerçait Devinck, la chocolaterie : en effet, comme le montre Marrey dans son étude sur Menier, Un Capitalisme idéal, parue en 1984, une part importante du chocolat vendu au xixe siècle était frelaté, mélangé à divers produits peu appétissants. Ainsi, il n’est pas à exclure que de son poste de juge consulaire, Devinck ait été en contact avec nombre de faillites frauduleuses, dues justement à des comportements malhonnêtes.

 

 

Second point : le bon sens. Propre à tempérer les emballements, c’est une autre qualité nécessaire au commerçant et à sa réussite : difficile de savoir ce qu’entend exactement l’auteur par bon sens, ni à quoi il fait référence, mais peut-être cherche-t-il à éviter et à prévenir certains emballements que le xixe siècle vit – par exemple, pour reprendre l’un des cas les plus célèbres, celui des spéculations financières sur les chemins de fer. 

Aussi, reprenant un thème fréquent à son époque, principalement dans la littérature économiste, Devinck fait de l’entrepreneur[17] et de l’activité que ce dernier déploie le facteur central de la performance de son affaire :

On citait une usine dans laquelle régnaient une activité prodigieuse et, en même temps, une grande prospérité ; le chef s’étant retiré, celui qu’il eut pour successeur crut qu’il n’était pas nécessaire de se donner autant de peine pour conduire un établissement si bien organisé et jouissant d’une si belle clientèle. En quelques années, le chiffre des affaires et celui des bénéfices diminuèrent notablement, et cependant le personnel était le même, le matériel était aussi le même, il n’y avait de changé que la direction.

Cet entrepreneur doit être persévérant : le xixe siècle voit beaucoup d’entrepreneurs, selon le modèle schumpetérien, partir de « rien » pour arriver, grâce à l’innovation et à la capacité à la vendre et à la déployer, à accumuler d’immenses fortunes – qu’on pense aux époux Boucicaut et à tous les fondateurs des grands magasins parisiens ; même si cette persévérance ne doit pas se transformer en entêtement – rien de bien nouveau peut-on ajouter.  

Enfin, grâce à ces qualités, l’entrepreneur pourra acquérir du crédit, condition nécessaire au succès – en particulier pour le commerçant : celui-ci fait fortune sans capital, et grâce à la vente à crédit : il se procure des marchandises sans débourser d’argent, puis les revendant, il rembourse son débiteur et garde le profit pour lui… à la condition qu’on lui ait fait crédit, ce qui étymologiquement signifie bien accorder sa confiance.

 

 

Figure 6 : Le Bon Marché d’Aristide Boucicaut, façade du premier magazin rue de Sèvres, 1863 (WikiCommons, in E. Flavien, Les magasins du Bon Marché, fondés par Aristide Boucicaut à Paris, 1889 [préface de Jules Simon])

 

 

Ces considérations générales effectuées, Devinck donne quelques conseils à un commis (nom employé au xixe siècle pour désigner les employés chargés d’aider et de seconder le dirigeant : il s’agirait de l’équivalent des cadres modernes, même s’il faut se méfier de l’anachronisme) qui souhaiterait créer son entreprise. Tout d’abord, il convient de bien choisir l’industrie dans laquelle se lancer : l’idéal est que la branche d’activité dans laquelle on a déjà acquis de l’expérience soit rentable, et dans ce cas il faut entreprendre « sans hésitation » ; par contre, si la branche d’activité n’est pas profitable, il faut en trouver une qui le soit et qui soit en même temps relativement proche de l’activité dans laquelle le commis a exercé jusqu’à présent. Une bonne solution aussi est de reprendre les activités de son patron, lorsque ce dernier décide de se retirer plus ou moins partiellement. L’on constate que Devinck conseille la prudence, plus encore lorsqu’il ajoute qu’il vaut mieux reprendre une affaire déjà constituée que de chercher à en constituer une autre.

 

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À la suite de ces considérations sur les qualités nécessaires à la réussite dans les affaires, présentes dans le chapitre III de la Pratique commerciale et Recherches historiques sur la marche du commerce et de l’industrie, attardons-nous sur un court extrait du chapitre IV : il évoque un sujet qui à l’époque (1867) est encore une nouveauté en France, à savoir la publicité. Il s’agit vraiment d’une originalité pour la « pensée gestionnaire » au xixe siècle : Courcelle-Seneuil par exemple, dans son Manuel des affaires (1855) – l’autre nom du traité évoqué ci-dessus, qui se veut donc généraliste–, n’évoque pas ce moyen de développer son commerce.

Une lecture attentive de ce passage nous montre Devinck relativement circonspect face à ce nouveau moyen de vente : il convient selon lui de l’utiliser uniquement lorsqu’elle est réellement nécessaire, après mure réflexion, eu égard à son coût en particulier, et non par habitude, sous peine de la voir grever le budget de fonctionnement de l’entreprise.

On peut en conclure que, si l’annonce pure et simple est admissible, c’est lorsqu’elle reste dans les limites de la vérité. Même dans ces termes, elle a l’inconvénient de devenir une habitude qu’on a de la peine à supprimer, et une dépense que l’on considère comme inhérente à la marche de l’établissement. Ceux qui, sans en faire usage, ont fondé de bonnes maisons, et une dépense que l’on considère comme inhérente à la marche de l’établissement, sont certainement mieux placés que ceux qui se croient obligés d’y avoir continuellement recours. Pour ces derniers, la publicité est une véritable servitude qui grève leur fonds de commerce, bien qu’elle trouve quelquefois sa compensation dans l’importance des affaires. Néanmoins, si l’on fait l’acquisition d’un établissement où ce système est pratiqué, il faut, avec grand soin, mettre en regard des avantages que l’on fait valoir en sa faveur, les inconvénients qui peuvent en être la conséquence.

 

Conclusion

Nous avons sélectionné des extraits d’un ouvrage qui contient bien d’autres éléments originaux.

Dans le chapitre IV, pour ne donner que quelques éléments, Devinck étudie en effet l’organisation des grands magasins, qui constituent une des grandes révolutions dans l’économie de son époque, décrit leurs méthodes d’achat et de vente, et donne des conseils à un commerçant qui voudrait se lancer dans la production et la gestion d’une manufacture. Aussi, dans la deuxième partie de son livre, il fait un historique du commerce, ce qui est une manière de montrer que l’histoire de son « art » peut être utile à un commerçant… même si Devinck ne met pas vraiment en évidence d’où peut « naitre » cette utilité.

L’histoire du commerce sera d’ailleurs au programme dans les premières années de fonctionnement des écoles de commerce qui se créent au xixe siècle – ces créations ont lieu principalement après la défaite de 1870, défaite qui fait prendre conscience à la France de son retard en termes d’organisation et de formation par rapport à l’Allemagne, et incite nombre de chambres de commerce à créer un enseignement commercial supérieur sur leur « territoire ».  Toutefois, cette matière ne restera dans les « maquettes » de l’enseignement de l’époque que peu de temps, les divers conseils de perfectionnement jugeant rapidement inutile que les négociants de leur époque apprennent la vie et les aventures de Jacques Cœur, comme le montre Philippe Maffre. Le problème de la légitimité de l’histoire au sein des programmes de formations de gestionnaire n’est donc pas quelque chose de nouveau !

 

Carré fin noir

 

(juillet 2016)

 

 



[1]. Aux États-Unis, la situation est un peu plus simple, il existe très clairement des universitaires spécialisés en « history of management thought ».

[2]. Pour ne citer que les travaux les plus connus, qui sont tous des travaux doctoraux, et tous disponibles sur HAL : Nikitin, en 1992, dans La Naissance de la comptabilité industrielle en France, analyse, par l’étude de cas d’entreprises et d’ouvrages, comment la comptabilité devient au XIXe siècle un outil de gestion pour l’industrie ; Lemarchand, en 1993, dans Du dépérissement à l’amortissement, enquête sur l’histoire d’un concept et sa traduction comptable, montre comment le concept d’amortissement rentre progressivement dans les pratique et les manuels comptables au cours des siècles ; Zimnovitch, en 1997, Les Calculs du prix de revient dans la seconde industrialisation en France, explicite la manière dont les prix de revient étaient appréhendés par les comptables professionnelles et enseignants durant la deuxième partie du XIXe siècle, et enfin Labardin, en 2010, dans L'Émergence de la fonction comptable, montre comment les services comptables émergent au fur et à mesure du temps, toujours en se basant sur une analyse des propos tenus dans les ouvrages et les pratiques développées dans les entreprises.

 

[3]. Vatin F. (2007), Morale industrielle et calcul économique dans le premier XIXe siècle, L’économie industrielle de Claude-Lucien Bergery (1787-1863), L’Harmattan, Paris.

[4]. Chef de publicité à la compagnie Liebig (en 1911) ; fondateur de "Dam-Publicité (en 1919) ; président de la Corporation des techniciens de la Publicité ; fondateur de la revue Vendre, dans les années 1920 et qui paraît jusqu’en 1972 : cette revue fut durant longtemps LA référence en termes de réflexion sur les méthodes commerciales et eut une influence profonde sur la création publicitaire française (voir le chapitre que Marc Martin consacre à « Etienne Damour et la revue Vendre » dans son ouvrage Les Pionniers de la publicité : Aventures et aventuriers de la publicité en France, 1836-1939).

[5]. Le Nouvel Esprit du capitalisme (1998).

[6]. Voir par exemple Pierre Volle, « Marketing, comprendre l’origines historique » (chapitre d’ouvrage, 2011).

[7]. Etner F. (1987), Histoire du calcul économique en France, Economica ; Grall B. (2004), Economie de forces et production d’utilités. L’émergence du calcul économique chez les ingénieurs des Ponts et Chaussée (1831-1891), manuscrit révisé et commenté par François Vatin, Presses Universitaires de Rennes, Rennes.

[8]. Perrot M., (1976) , « Travailler et produire. Claude Lucien Bergery et les débuts du management en France », in Mélanges d’histoire sociale offerts à Jean Maitron, p.177-190.

[9]. Marco L. (1991),  « Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, l’orthodoxe intransigeant », in Y. Breton et M. Lutfalla (dir.) L’économie politique en France au XIXème siècle, Paris, Economica, p. 141-161 ; Marco L. (2013), « Présentation », in Courcelle-Seneuil J.-G., Manuel des affaires, Collection Recherches en gestion, Série les classiques, L’Harmattan, Paris ; Ribeill G. (1996), « Un pionnier oublié de la gestion des entreprises, Courcelle-Seneuil », Gérer & Comprendre, 44, p.44-53

 

 

[10]. On appelle au XIXe siècle économie sociale toutes les pratiques à caractère plus ou moins paternaliste visant à prendre en compte et à améliorer le bien-être des ouvriers : pour ne citer que des exemples très connus, rentrent dans cette catégorie l’action des Schneider au Creusot ou le Familistère à Guise. Par extension économie sociale peut aussi correspondre aux réflexions sur ces modes de gestion de la main d’œuvre)

[11]. Il s’agit du frère aîné du révolutionnaire socialiste Auguste Blanqui (1805-1881).

[12]. Lemarchand Y. (1993), Du dépérissement à l’amortissement, enquête sur l’histoire d’un concept et sa traduction comptable, Ouest Éditions, Nantes.

 

[13]. Eugene Leautey (1845-1909) est un des grands auteurs comptables du xixe siècle, auteur de multiples ouvrages, en particulier  les Principes généraux de comptabilité avec son ami Adolphe Guilbault en 1895, qui essaie de théoriser de manière mathématique la science comptables, ou, dans un autre style  Le Rôle social de la comptabilité et des comptables  ou l’unification des bilans des sociétés par action, deux petits opuscules parus en 1904 et qui proposent une vision plus sociologique, puisqu’ils s’intéressent au rôle que la comptabilité et les comptables peuvent avoir au sein de la société.

[14]. Parue en 1886 sous le titre L'enseignement commercial et les Ecoles de commerce en France et dans le monde entier

[15]. Régis de la Colombière M. B. (1854), Sophistications et altérations des principaux comestibles et combustibles ; abus dans leur vente, quelques observations sur les marchés, Veuve Camoin, Marseille.

[16]. Turgan J., (1870), Les Grandes Usines, volume 7, Michel Levy, Paris.

[17]. Jean-Baptiste Say (1767-1832), père fondateur de l’économie en France et inspirateur de tous les économistes français du xixe siècle, en avait fait l’un des thèmes centraux de son analyse.

 

LIVRES

 

  • Pierre Labardin, L’Émergence de la fonction comptable, Presses universitaires de Rennes, 2010.

 

 

 

  • Marc Martin, Les Pionniers de la publicité : Aventures et aventuriers de la publicité en France, 1836-1939, Nouveau Monde Éditions, 2011.

 

 

 

  • Francis Etner, Histoire du calcul économique en France, Economica, 1987.

 

 

THESES, ARTICLE ET OUVRAGES SPECIALISES

 

 

 

  • Marc Nikitin, « La naissance de la comptabilité industrielle en France. Gestion et management », Université Paris Dauphine - Paris IX, 1992 (HAL-SHS)

 

  • Pierre Volle, « Marketing : comprendre l’origines historique », chapitre d’ouvrage (en ligne HAL-SHS)

 

  • François Vatin, Morale industrielle et calcul économique dans le premier XIXe siècle, L’économie industrielle de Claude-Lucien Bergery (1787-1863), L’Harmattan, Paris, 2007.