Les Portugais et l’astronomie nautique à l’origine des grandes découvertes

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Les Portugais et l’astronomie nautique à l’origine des grandes découvertes
Auteur : Lucien Gallois (1857-1941) - Géographe français.
Auteur de l'analyse : Jacques Navez - Université de Liège
Publication :

 « Les Portugais et l’astronomie nautique à l’époque des grandes découvertes », Annales de Géographie, n°130, XXXIIIe année, 15 juillet 1914, p. 289-302. 

Année de publication :

1914

Nombre de Pages :
14
Résumé :

Dans un contexte particulier, à l’aube de la Première Guerre mondiale, le mandarin de la géographie Lucien Gallois remet au premier plan les Portugais Abraham Zacuto et Joseph Vizinho qui, par leurs travaux astronomiques, ont permis les grandes découvertes géographiques ; il réfute la possible intervention de l’Allemand Martin Behaim (ou Martin de Bohème) dans ce domaine [analyse publiée dans le cadre du centenaire de cet article]

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
décembre 2014

Cet article de Lucien Gallois paraît il y a 100 ans dans les Annales de Géographie, le 15 juillet 1914, dans le contexte particulier des tensions internationales précédant la Première Guerre mondiale. Il porte un éclairage à la fois précis et original sur les grandes découvertes géographiques de la Renaissance, aussi bien au point de vue des idées qui prévalaient, que des moyens effectifs à disposition des navigateurs. L’article, qui au premier abord paraît fort touffu voire déroutant, est une savante démonstration visant à remettre au premier plan ceux qui, par leurs travaux astronomiques, ont permis les grandes découvertes géographiques : Abraham Zacuto et Joseph Vizinho. Il réfute la possible intervention de Martin Behaim (ou Martin de Bohème) dans ce domaine. On y trouve aussi des esquisses de calculs de latitude, une remarque sur l’influence de l’astrologie et un petit historique des précurseurs.

 


 

Jacques Navez est docteur en sciences mathématiques, spécialiste de géométrie différentielle et de didactique des mathématiques. Il a été professeur à l'Université du Burundi de 1975 à 1994, chargé de cours adjoint puis professeur invité à l'Université de Liège de 1994 à 2007. Il est professeur visiteur à l'Université du Burundi, à l'Université Nationale du Rwanda à l'Université de Kinshasa et à l'Université d’État de Haïti.

 

 

Jacques Navez

 

 

 

 

Les Portugais et l’astronomie nautique à l’origine des grandes découvertes
Jacques Navez - Université de Liège

 

Figure 1 : Lucien Gallois (1857-1941). Image WikiCommons.

Figure 1 : Lucien Gallois (1857-1941). Image WikiCommons.

 

Centenaire d’un article

Cet article de Lucien Gallois paraît il y a 100 ans dans les Annales de Géographie, le 15 juillet 1914. Il porte un éclairage à la fois précis et original sur les grandes découvertes géographiques de la Renaissance, aussi bien au point de vue des idées qui prévalaient, que des moyens effectifs à disposition des navigateurs. L’article, qui au premier abord paraît fort touffu voire déroutant, est une savante démonstration visant à remettre au premier plan ceux qui, par leurs travaux astronomiques, ont permis les grandes découvertes géographiques : Abraham Zacuto et Joseph Vizinho. Il réfute la possible intervention de Martin Behaim (ou Martin de Bohème) dans ce domaine. On y trouve aussi des esquisses de calculs de latitude, une remarque sur l’influence de l’astrologie et un petit historique des précurseurs.

 

 

Figure 2 : Abraham Zacuto (1450 – v. 1510). Juif espagnol, il fut astronome royal de Jean II de Portugal (1455-1495).

Figure 2 : Abraham Zacuto (1450 – v. 1510). Juif espagnol, il fut astronome royal de Jean II de Portugal (1455-1495).

 

De nos jours, les voyages de Christophe Colomb ont repris le devant de l’actualité grâce à la découverte par l’archéologue Barry Clifford de l’épave présumée de la Santa Maria au large d’Haïti. Caraque de 25 m de long et 8 m de large, pesant 102 tonnes, elle fit naufrage dans la nuit de Noël 1492, avec un équipage d’environ 40 hommes.

Les Grandes découvertes ont aussi été largement popularisées par la littérature et par le cinéma, qui ont su en faire ressortir leur côté à la fois merveilleux et dramatique, mais qui, bien souvent, en ont occulté les aspects techniques et scientifiques.

 

 

Figure 3 : Timbre des États-Unis d’Amérique (1892). Il représente notamment la Santa Maria, à l’occasion du 400e anniversaire de la découverte de Colomb.

Figure 3 : Timbre des États-Unis d’Amérique (1892). Il représente notamment la Santa Maria, à l’occasion du 400e anniversaire de la découverte de Colomb.

 

Lucien Gallois s’est quant à lui attaché plus particulièrement aux Portugais de la Renaissance : c’est un maillon fondamental dans l’histoire des grandes découvertes, peut-être un peu moins connu mais combien révélateur. Disons quelques mots de l’auteur.

 

 

Le parcours de Gallois

 

 

Né à Metz en 1857, il y fait ses premières études puis les poursuit, après 1870, au Lycée Henri IV à Paris. Il s’oriente vers les Mathématiques Spéciales puis la préparation à l’École polytechnique, mais son choix se porte finalement vers les lettres ; il est admis à l’École Normale Supérieure en 1881. Agrégé en 1884, il devient docteur en 1890 sous la direction de Vidal de La Blache : son travail porte sur les géographes allemands de la Renaissance – ce qui n’est pas sans incidence sur l’article que nous analysons.

Lucien Gallois devient par la suite professeur à la Faculté des Lettres de Lyon, maître de conférences à la Sorbonne puis professeur de géographie à l’École Normale Supérieure. À la mort de Vidal de La Blache, en 1917, il devient le patron du groupe des géographes français. Il ne s’est pas contenté de faire une histoire de la géographie : c’était aussi un fin cartographe qui exerça ses talents durant la Première Guerre mondiale au Service cartographique de l’Armée, et qui apporta sa collaboration aux négociateurs du Traité de Versailles, notamment à propos de la Sarre.

La bibliographie de ses travaux est très impressionnante, mais notons que son dernier article, écrit lorsqu’il avait presque 80 ans, a pour titre : « Les Portugais et la cartographie marine aux xve et xvie siècles » – preuve de l’intérêt qu’il n’a cessé de porter au sujet. Il s’est éteint à Paris en 1941. Ce Messin aura donc connu les trois guerres avec l’Allemagne.

 

 

Passons maintenant au cœur de l’article avec un découpage en épisodes, que n’aurait peut-être pas souhaité l’auteur mais qui mettra en lumière les différents sujets qu’il y aborde.

 

 

1. Les cartes disponibles jusqu’en 1474

[…] ses marins [portugais] eurent d’abord pour se guider les cartes des Italiens qui les avaient précédés dans ces parages. Il suffit de se rappeler que sur la carte catalane, à laquelle on attribue la date de 1375, la côte est dessinée à peu près jusqu’à la hauteur du Cap Bojador […]

Les cartes marines sont entrées en usage sur les navires croisant dans la Méditerranée vers la fin du xiiie siècle, coïncidant avec une activité maritime et une exploration beaucoup plus étendues. Ces cartes complétaient les instructions écrites, ou portulans, qui étaient utilisées depuis plusieurs siècles et qui ont donc été nommées cartes-portulans. Les principaux centres de production de ces cartes étaient l'Espagne et l'Italie du Nord. Une des plus célèbres de ces cartes, l’Atlas Catalan, est celle dessinée par le cartographe juif majorquin de Palma, Abraham Cresques en 1375.  Cet ensemble de cartes marines donne une bonne description de l’Europe et du bassin méditerranéen ; en ce qui concerne l’Afrique de l’Ouest, elles vont jusqu’au Cap Bojador (1) tout en figurant les îles de Madère, les Canaries et les Açores.

 

 

Figure 4 : Reconstitution de la partie occidentale de l’Atlas Catalan (1375), attribué à Abraham Cresques (v. 1325 – v. 1387) (WikiCommons)

Figure 4 : Reconstitution de la partie occidentale de l’Atlas Catalan (1375), attribué à Abraham Cresques (v. 1325 – v. 1387) (WikiCommons)

 

[…] ils continuèrent leurs explorations et atteignirent l’équateur. Dès lors, ils durent chercher des procédés nouveaux pour reconnaître la position du navire sur mer et celles des points qu’ils abordaient.

 

 

2. La détermination de la latitude

Un des « procédés nouveaux » sera celui de la détermination de la latitude.

Les Italiens et les Catalans naviguaient à la boussole et à l’estime […] les marins portugais, quand ils s’aventurèrent sur la haute mer, reconnurent la nécessité de se guider par des moyens moins imparfaits.

La détermination de la latitude peut se faire au moyen de l’astrolabe, du quadrant ou du sextant.

 

 

Figure 5 : Schéma de l’astrolabe de Marine (dessin de l’auteur).

Figure 5 : Schéma de l’astrolabe de Marine (dessin de l’auteur).

 

L’astrolabe consiste en un anneau de laiton gradué en degrés avec un viseur rotatif (que l’on appelle alidade) pour pointer vers le Soleil ou vers une étoile connue. L’anneau était à la fois assez lourd et ajouré pour l’empêcher de bouger avec le vent. Ce n’était pas un instrument précis, et des erreurs de 4 ou 5 degrés étaient fréquentes. Le quadrant est un astrolabe réduit à un arc de cercle de 90° tandis que le sextant est une réduction à 60°. Au fil des ans, des progrès seront effectués concernant les moyens de visée mais le principe restera le même.

 

 

Figure 6 : Repérage grâce à l’étoile polaire (dessin de l’auteur). Comme son nom l’indique, l’étoile polaire donne la direction du pôle Nord ; elle fait partie de la constellation de la Grande Ourse et est une étoile de brillance moyenne. On peut facilement mesurer l’angle fait par la direction de l’étoile polaire et la verticale (donnée par le fil à plomb), le complément est égal à la hauteur du pôle au-dessus de l’horizon soit la latitude.

Figure 6 : Repérage grâce à l’étoile polaire (dessin de l’auteur). Comme son nom l’indique, l’étoile polaire donne la direction du pôle Nord ; elle fait partie de la constellation de la Grande Ourse et est une étoile de brillance moyenne. On peut facilement mesurer l’angle fait par la direction de l’étoile polaire et la verticale (donnée par le fil à plomb), le complément est égal à la hauteur du pôle au-dessus de l’horizon soit la latitude.

 

Tant que l’étoile polaire est bien visible dans le ciel, la détermination de la latitude est relativement facile mais quand les marins approchent de l’équateur, l’étoile descend de plus en plus sur l’horizon et elle disparaît quand ils passent la ligne. On peut néanmoins trouver une autre solution, grâce au Soleil.

En effet, si l’on mesure, un jour donné, l’élévation méridienne du Soleil, c'est-à-dire sa plus grande élévation dans le ciel, et si l’on connaît pour ce jour-là, l’angle fait par le Soleil avec le plan de l’équateur (que l’on appelle la déclinaison), on peut calculer la latitude. Le calcul est différent selon que l’on se trouve entre l’équateur et le tropique, entre le tropique (2) et le pôle, dans l’hémisphère Nord ou Sud, entre l’équinoxe de printemps et celui d’automne ou le contraire.

 

 

Figure 7 : Calcul de la latitude θ avec le Soleil, α étant l’angle mesuré avec le sextant et δ la déclinaison (indépendante du lieu) (dessin de l’auteur).

Figure 7 : Calcul de la latitude θ avec le Soleil, α étant l’angle mesuré avec le sextant et δ la déclinaison (indépendante du lieu) (dessin de l’auteur).

7a. Printemps – Été (hémisphère Nord) ; Automne – Hiver (hémisphère Sud)

Hémisphère Nord
Position A (entre l’équateur et le tropique du Cancer)
Dans le triangle rectangle OAB : θ = 90° – β (β est l’angle en B de ce triangle)
Par les angles alternes externes : β = 180° – (α + δ), donc θ = α + δ – 90°

Position A’ (entre le tropique du Cancer et le pôle Nord)
Dans le triangle rectangle OA’B’ : θ’ = 90° – β’ (β’ est l’angle en B’ de ce triangle)
Par les angles alternes externes : β’ = α’ – δ’ donc θ’ = 90° – α’ + δ

Hémisphère Sud
Position D (entre l’équateur et le tropique du Capricorne)
Dans le triangle rectangle ODC : θ = 90° – γ (γ est l’angle en C de ce triangle)
Par les angles alternes externes : γ = α + δ, donc θ = 90° – αδ
Position D’ (entre le tropique du Capricorne et le pôle Sud)
Dans le triangle rectangle OD’C’ : θ = 90° – γ ’ (γ ’ est l’angle en C’ de ce triangle)
Par les angles alternes externes : γ ’ = α’ + δ’ donc θ’ = 90° – α’ – δ

 

7b. Automne – Hiver (hémisphère Nord) et Printemps – Eté (hémisphère Sud). Par symétrie avec les formules trouvées ci-dessus, on trouve :

Hémisphère Nord
Position A (entre l’équateur et le tropique du Cancer) θ = 90° – α – δ
Position A’ (entre le tropique du Cancer et le pôle Nord) θ ’ = 90° – α’ – δ

Hémisphère Sud
Position D (entre l’équateur et le tropique du Capricorne) θ = α + δ – 90°
Position D’ (entre le tropique du Capricorne et le pôle Sud) θ ’ = 90° – α’ + δ

 

 

3. Les tables de déclinaisons

Ceci dit, comment connaître les déclinaisons ?

[…] la distance du soleil à l’équateur, pour chaque jour, c’est-à-dire sa déclinaison, peut être calculée à l’avance. Il fallait donc construire, à l’usage des marins des tables de déclinaison du soleil. C’est pour résoudre ce problème que le roi Jean II réunit une commission.

Cette commission (3) est formée par deux médecins du roi, Maître Rodrigue et Maître Joseph, ainsi que par Martin de Bohème, alias Martin Behaim. Et Lucien Gallois d’indiquer deux voies par lesquelles les Portugais ont pu se procurer ces fameuses tables.

« Behaim se disait l’élève de Regiomontanus », précise Gallois. Il était bien né à Nuremberg, patrie de Regiomontanus, et ce dernier avait publié en 1474, à Nuremberg, les Éphémérides, tables astronomiques calculées pour les années comprises entre 1475 et 1506. Gallois formule néanmoins deux objections : d’abord Behaim était trop jeune (entre 11 et 16 ans) lors de son séjour à Nuremberg qu’il quittera pour les Pays-Bas ; ensuite, les Éphémérides ne comportent pas de tables de déclinaison dans leurs premières éditions ; elles comportent seulement la position du soleil dans les signes du zodiaque ; il faut y adjoindre un autre ouvrage, la Tabula Directionum qui donne la déclinaison par rapport aux signes du zodiaque pour y arriver. Cela paraît bien trop compliqué !

Un autre recueil, longtemps ignoré, l’Almanach Perpetuum (1496), du savant juif Abraham Zacuto, contient les tables de déclinaison. Rédigé d’abord en hébreu, il fut traduit en latin par un certain Joseph Vizinho qui est très probablement le Maître Joseph, médecin du roi, membre de la Commission installée par Jean II.

 

 

Figure 8 : Une page de l’Almanach Perpetuum (1496) (WikiCommons).

Figure 8 : Une page de l’Almanach Perpetuum (1496) (WikiCommons).

 

 

4. Qui était donc Maître Joseph ?

C’est le personnage-clef dans l’article de Lucien Gallois. Celui-ci veut démontrer que c’est grâce à Joseph Vizinho que les Portugais vont acquérir les connaissances astronomiques nécessaires pour accomplir leurs expéditions.

José ou Joseph Vizinho, dit « Maître Joseph », est un juif portugais, né à Covilhã ; on ne connaît pas exactement ses dates de naissance et de décès. Il a étudié les mathématiques et l’astronomie chez Zacuto. Il est ensuite devenu un des médecins et un astrologue du roi Jean II. Il traduit en latin l’Almanach Perpetuum de Zacuto, qui avait été rédigé en hébreu.

Il joue un rôle important dans la Commission mise sur pied par le roi. Quand en 1484, Christophe Colomb dépose auprès de Jean II son projet de voyage à l’Ouest, le roi soumet ce projet à la Commission, qui le rejette.
Mais, bien que José Vizinho fût opposé aux plans de Colomb, il lui fournit une traduction des tables astronomiques de Zacuto, sous forme de guide pratique. Colomb emporte ce livre dans ses voyages et on le retrouvera dans sa bibliothèque après sa mort.

 

 

5. Le guide pratique

C’est un petit incunable en langue portugaise dont on ne connaît qu’un seul exemplaire, conservé à la Bibliothèque Royale de Munich […]. Il se compose de deux parties :

1°) Le Règlement de l’astrolabe et du quadrant pour déterminer chaque jour la déclinaison, l’emplacement du Soleil et la position de l’étoile polaire ;
2°) Le
Traité de la Sphère […]

La première partie, « de beaucoup la plus intéressante », contient :

  • des instructions pour déterminer la latitude en fonction de la position (voir ci-dessus) ;

  • le Règlement de l’étoile polaire, avec les corrections nécessaires le cas échéant ;

  • une liste des latitudes pour les côtes occidentales d’Afrique jusqu’à l’équateur ;

  • un règlement pour évaluer sur la carte le chemin parcouru par le navire ;

  • un calendrier sans indication d’année donnant la position du Soleil dans les signes du zodiaque et la déclinaison.

 

 

6. La démonstration de Gallois

Lucien Gallois se lance alors dans une longue démonstration pour prouver que le guide pratique de Munich ainsi que des tables établies ultérieurement découlaient des travaux de Zacuto plutôt que de ceux de Regiomontanus. Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans ses arguments qui mêlent données historiques et preuves mathématiques. Mais tout s’y trouve et de manière correcte. Examinons la preuve « mathématique » de l’auteur.

Si l’année correspondait à un nombre exact de jours, le soleil occuperait chaque jour, à une année d’intervalle, la même position dans le ciel, et par conséquent des tables de déclinaison, calculées pour une année, pourraient servir indéfiniment. Mais l’année comprend 365 jours et une fraction qui fut évaluée, lors de la réforme du calendrier par Jules César (calendrier Julien), à un quart [puis un peu moins d’un quart lors de la réforme du pape Grégoire XIII (1582, calendrier Grégorien), ajoute en substance Gallois]

Zacuto propose donc un cycle de 4 ans, mais comme il n’ignore pas que cette évaluation est trop forte, il introduit une correction de 1’46’’ pour passer d’un cycle au suivant. Zacuto donne aussi un exemple de calcul de la latitude, rapporté par Gallois :

Si tu es au printemps ou en été […], observe si l’ombre s’étend vers le Nord ou vers le Sud. Si l’ombre est vers le Nord (c’est le cas lorsque l’observateur est placé entre le pôle et le tropique du Cancer), retranche de 90° la hauteur observée et ajoute la déclinaison. Si l’ombre est vers le Sud (ce qui arrive si l’observateur est placé entre le tropique du Cancer et l’équateur), ajoute la hauteur à la déclinaison et retranche 90° de la somme.

Ces indications de Zacuto, traduites et mises à la portée des marins par Vizinho, sont rapportées par Gallois, et correspondent précisément aux cas illustrés en figure 7.

Suit une liste de manuels donnant la déclinaison, à partir de 1537. Elles découlent toutes du Règlement de Munich. Celui-ci est donc très probablement le manuel qu’ont rédigé les membres de la Commission créée par Jean II, d’ailleurs :

pour adapter aux besoins de la navigation l’Almanach de Zacuto, maître Joseph surtout était tout à fait qualifié.

De fait, Christophe Colomb a écrit dans un de ses précieux livres, rapporte Gallois, que :

Le roi du Portugal envoya en Guinée, en l’année du Seigneur 1485, maître Joseph, son médecin et son astrologue, pour savoir la hauteur du soleil dans toute la Guinée […] Et nous savons que le recueil de Munich contient précisément une table des latitudes de la côte d’Afrique jusqu’à l’équateur.

 

7. Le rôle exact de Martin Behaim

Son rôle dans la Commission royale, si vraiment il en fit partie, ne peut qu’être des plus modestes. « Ce personnage a trop longtemps joui d’une réputation usurpée », assène Gallois. Il en voit encore une preuve dans le mauvais emplacement où il situe sur son globe l’embouchure du Congo (par 38° de latitude Sud), alors qu’il prétend y être allé.

Mais ici, Lucien Gallois exagère, dans sa volonté de minimiser le rôle de Martin Behaim. En effet, lors d’un voyage commandité en 1485 par le Roi Jean II, Martin Behaim et Diogo Cão ont suivi la côte d’Afrique jusqu’au « Monte Negro (4) » qu’ils situent alors à 37° S. Ce voyage est relaté dans la traduction allemande du Liber Chronicorum qui se trouve à la bibliothèque de la ville de Nuremberg. Ils ont forcément dû passer par l’embouchure du Congo (à 6°S), que Diogo Cão avait découverte précédemment – en 1483 – et où il avait érigé un « pradão (5) ». D’ailleurs, sur le globe de Martin Behaim, l’embouchure présumée du Congo se situe nettement au-dessus du Tropique du Capricorne (23°26’16’’ S).

 

 

Figure 9 : 2e réplique du Padrão situé à l’embouchure du Congo (n’existant aujourd’hui que par fragments) (photo Jornal de Angola oct. 2010) ; Figure 9bis (ci-dessous) : Pradão de Diogo Cão au Cape Cross (Namibie).

Figure 9 : 2e réplique du Padrão situé à l’embouchure du Congo (n’existant aujourd’hui que par fragments) (photo Jornal de Angola oct. 2010) ; Figure 9bis (ci-dessous) : Pradão de Diogo Cão au Cape Cross (Namibie).

Figure 9 : 2e réplique du Padrão situé à l’embouchure du Congo (n’existant aujourd’hui que par fragments) (photo Jornal de Angola oct. 2010) ; Figure 9bis (ci-dessous) : Pradão de Diogo Cão au Cape Cross (Namibie).

 

 

8. Les astrologues

Le fait que Maître Joseph (Vizinho) soit un astrologue du roi Jean II ne gêne en rien la haute estime que lui porte Gallois. Car, comme celui-ci le rappelle, l’astrologie a été dans le passé un puissant moteur pour améliorer les connaissances astronomiques. Et les plus grands l’ont pratiquée comme

Regiomontanus [qui] écrivit tout un livre, le Temporal, sur le moment favorable pour se faire saigner, prendre des pilules, se marier, se faire couper les cheveux, suivant la position du soleil dans les signes du Zodiaque. Et toute sa vie, Kepler tira des horoscopes, moyennant salaire.

 

 

Figure 10 : Impression ultérieure (1534) du Temporal de Regiomontanus (1436-1476) (image Bayerische StaasBibliothek en ligne)

Figure 10 : Impression ultérieure (1534) du Temporal de Regiomontanus (1436-1476) (image Bayerische StaasBibliothek en ligne)

 

 

9. Les précurseurs

Gallois signale que

Mr Paul Tannery avait déjà fait connaître, il y a quelques années, un Traité du Quadrant, composé vers 1276 à Montpellier par maître Robert Anglès. L’ouvrage contient cinq tables, quatre donnant la position du soleil dans les signes [du zodiaque], jour par jour, pour le cycle compris entre 1292 et 1295, la cinquième donnant, pour chaque degré de longitude du soleil, la valeur de la déclinaison.

 

 

Figure 11 : Traité du quadrant de Maître Robert Anglès (Montpellier, xiiie s.), publié par Paul Tannery, 1897.

 

10. La détermination de la longitude

Gallois explique, bien entendu, le problème crucial de l’astronomie nautique que fut la détermination de la longitude. Il fut résolu quand les marins purent disposer de chronomètres de précision, ou de la télégraphie sans fil. La différence d’heure entre celle observée et celle du méridien de Paris (6) fournit la longitude.

 

 

11. Les sources de l’article

Gallois cite bien sûr toutes ses sources, mais il réserve un cas particulier à sa source la plus importante :

un érudit portugais, Mr Joaquim Bensaude (7), qui a patiemment repris l’étude de toutes ces questions, venait de constater ce fait inattendu que les tables de déclinaison du soleil ne se trouvent pas dans les premières éditions des Éphémérides de Regiomontanus.

Joaquim Bensaude (1859-1952) est un ingénieur et historien portugais. Toute son œuvre fut consacrée à la contribution des instruments de l’astronomie nautique aux « grandes découvertes ». Il a particulièrement détaillé l’évolution des tables et des éphémérides.

 

 

Figure 12 : Joaquim Bensaude est le second à partir de la droite (©Instituto Superior Tecnico, Lisboa)

Figure 12 : Joaquim Bensaude est le second à partir de la droite (©Instituto Superior Tecnico, Lisboa)

 

12. La fin de la démonstration

Il apparaît donc, conclut Gallois, que c’est au Portugal qu’ont été pratiqués, pour la première fois en Occident, les procédés de direction du navire par l’observation des astres.

L’Espagne a suivi le Portugal : dans son traité Suma de Geographia (1519), Fernandez Enciso (1470-1528) copie des passages entiers du Règlement de Munich. La France a suivi elle aussi, puisque la Cosmographie d’Alphonse de Saintonge (1544) n’est qu’une adaptation de l’œuvre d’Enciso.

 

 

13. Conclusion

Un écrivain allemand, A. Ziegler (8) a écrit :

Si l'Allemagne n'a pas participé directement aux grandes découvertes du xve et du xvie siècles, ce furent cependant les savants allemands qui, par leurs travaux d'atelier et de bibliothèque, ont donné à ces entreprises l'impulsion décisive. Dans ce sens, notre célèbre compatriote Regiomontanus aussi bien que Martin Behaim, peuvent sûrement revendiquer le mérite d'avoir été des précurseurs de Colomb et d'avoir contribué d'une façon essentielle à la découverte de l'Amérique.

Bensaude, qui cite ce passage de Ziegler dans son ouvrage L'astronomie nautique en Portugal à l'époque des grandes découvertes (Berne, 1912), a démontré qu'il est aussi puéril que vain d'affirmer que, sans la culture germanique, les Portugais n'auraient pu faire leurs grandes découvertes.

De même, Henri Vignaud (9) écrit en 1919 :

Nous avons montré… que Behaim, dont la grande réputation est posthume, n’était qu’un cosmographe amateur qui avait peut-être connu Regiomontanus mais qui n’était sûrement pas son élève et qui ne pouvait rien apprendre aux Portugais. M. Bensaude confirme cette manière de voir.

Gallois a clairement pris position en faveur des idées de Bensaude, il les a amplifiées et surtout diffusées en France ; il a usé de son pouvoir de « patron de la géographie française » pour imposer son choix. Aussi, il n’a pas craint de forcer un peu la dose pour déconsidérer un peu plus Martin Behaim.

Si on se demande le pourquoi de tant d’insistance de la part de Lucien Gallois, un homme mûr et déjà arrivé, il faut regarder les dates : de 1912 à 1914. En France, tout ce qui était allemand avait mauvaise réputation, et Lucien Gallois est un patriote : il le prouvera en mettant son talent au service de la cartographie militaire durant la guerre.

 

(décembre 2014)

 

 

 

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1. Le Cap Bojador se trouve aujourd’hui au Maroc dans l’ex-Sahara Occidental ; ce n’est pas un cap très important – il se trouve à 120 milles marins plus au sud que la pointe sud de Fuerteventura (Canaries).

2. Le tropique du Cancer est le parallèle de latitude 23°26’16’’ N qui est la latitude la plus septentrionale où l’on puisse voir le Soleil au zénith lors du solstice de juin. Le tropique du Capricorne est son symétrique par rapport à l’équateur. Les tropiques sont en relation avec le plan de l’écliptique qui est le plan où se trouve l’orbite de la Terre par rapport au soleil.

3. Ce sont les trois noms que cite Lucien Gallois, d’autres sources signalent en plus la présence dans cette commission de l’évêque de Ceuta et d’un mathématicien juif nommé Moïse.

4. Situé sur le globe de Martin Behaim au Cap de Bonne Espérance. En fait, le voyage s’est plutôt terminé en Namibie au Cape Cross comme en témoigne le Padrão érigé en cet endroit.

5. Padrão est un terme portugais qui désigne un petit monument en pierre surmonté d’une croix ou d’un blason et qui fut utilisé par les navigateurs portugais pour marquer les emplacements qu’ils avaient découverts.

6. Le méridien de Paris a été défini en 1667 par l’Académie. Il servira de référence (méridien 0) jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le méridien de Greenwich (Conférence internationale de Washington, 1884) dont l’adoption légale n’aura lieu qu’en 1911.

7. Joaquim Bensaude, L’Astronomie nautique au Portugal à l’époque des grandes découvertes (Tome I). Bern, Max Drechsel, 1912, In-4, 290 pp.

8. Dans Regiomontanus ein geistiger Vorlaüfer des Colombus. Dresde, 1874.

9. Dans le Journal de la Société des Américanistes de Paris, vol. 11, n°11, pp 341-342, 1919.

 

LIRE

 

 

Revue Tangente n°40, Mathématiques et Géographie. La Terre vue des maths, Éditions Pôle, Paris, janvier 2011.
  • Revue Tangente n°40, Mathématiques et Géographie. La Terre vue des maths, Éditions Pôle, Paris, janvier 2011.

 

 

BENSAUDE Joaquim, Histoire de la science nautique portugaise à l'époque des grandes découvertes, édité par C. Kuhn, 1914.
  • BENSAUDE Joaquim, Histoire de la science nautique portugaise à l'époque des grandes découvertes, édité par C. Kuhn, 1914.