Joseph C. Hafele et Richard E. Keating, « Around-the-World Atomic Clocks : Predicted Relativistic Time Gains », Science, New Series, Vol. 177, No 4044 (Jul. 14, 1972), 166-168; Joseph C. Hafele et Richard E. Keating, « Around-the-World Atomic Clocks : Observed Relativistic Time Gains », Science, New Series, Vol. 177, No 4044 (Jul. 14, 1972), 168-170; Joseph C. Hafele, « Relativistic Time for Terrestrial Circumnavigations », American Journal of Physics, Vol. 40, 81-85 (January 1972)
1972
Les deux articles de Joseph C. Hafele et Richard E. Keating consacrés aux décalages d’horloges prédits et mesurés à l’issue de deux tours du monde à contresens constituent un jalon que l’on peut qualifier de crucial pour l’histoire de la physique. Si l’expérience menée par ces deux physiciens humbles et discrets est souvent mentionnée dans les ouvrages de vulgarisation et de cours, elle ne bénéficie pas pour autant en général de l’attention qu’elle mérite, étant citée simplement comme l’une des nombreuses vérifications de la « dilatation des temps », terme confus sous lequel on amalgame un ensemble d’effets hétéroclites. L’analyse de ces deux publications majeures ainsi que d’une publication antérieure de Hafele offre l'opportunité de revenir sur l’originalité de l’expérience de 1971 et d’expliquer les implications multiples et profondes du résultat obtenu.
Les deux articles des américains Joseph C. Hafele et Richard E. Keating publiés en 1972 décrivent les mesures prédites et réalisées lors de leur fameuse expérience d’horloges embarquées qui date de 1971. Même si cette expérience est souvent présentée dans les ouvrages de vulgarisation et de cours consacrés à la relativité, sa portée véritable reste largement occultée à cause des confusions chroniques dont souffre la théorie d’Einstein. Ses implications sont pourtant profondes et multiples et elle devrait sans hésitation être qualifiée de cruciale pour l’histoire de la physique. Deux articles ici commentés (auxquels nous joignons également un intéressant article de Hafele clarifiant la prédiction théorique pour un voyage circumterrestre) dont l’intérêt pédagogique et historique est immense.
Pierre Spagnou est ingénieur et auteur d’ouvrages de culture scientifique, notamment De la relativité au GPS – Quand Einstein s’invite dans votre voiture, aux éditions Ellipses. Il enseigne l’histoire des sciences à l’ISEP (Ecole d’ingénieurs du numérique) depuis 2012.
L’expérience de Hafele et Keating réalisée en 1971 est souvent citée dans les présentations sur la relativité en étant associée à la « dilatation du temps », un terme confus (hélas fréquemment utilisé par les physiciens, encore en 2018) désignant un vaste ensemble disparate d’effets physiques[1]. Toutefois, sa réelle importance reste largement ignorée ou sous-estimée : elle peut en fait être qualifiée sans ambages de cruciale, sous de nombreux aspects – certains ayant même échappé à Hafele et Keating eux-mêmes. Son intérêt pédagogique et historique pour la relativité est immense, comme le démontre la lecture des trois articles ici commentés (2 de Hafele et Keating, 1 de Hafele seul).
Figure 1 : Joseph C. Hafele (1933-2014) et Richard E. Keating (1941-2006) avec « Mr. Clock » (quatre horloges atomiques qui occupaient deux sièges) Source : Time Magazine, 18 octobre 1971.
Les prédictions relativistes des écarts de temps pour des horloges embarquées
Intéressons-nous tout d’abord au premier article de Hafele et Keating, à propos de leur expérience de 1971, intitulé « Around-the-World Atomic Clocks : Predicted Relativistic Time Gains ». Ils y décrivent les prédictions théoriques pour les effets attendus, en commençant par situer leur démarche dans le contexte historique.
L’un des débats scientifiques les plus persistants de ce siècle est le « paradoxe » relativiste des horloges ou le « problème » relativiste des horloges, qui provient d’une soi-disant incohérence logique dans les différences de temps prédites entre des horloges voyageuses et des horloges de référence à l’issue d’un aller-retour. Ce débat théorique apparemment sans fin, qui a ressurgi récemment avec une nouvelle vigueur, appelle une résolution empirique convaincante à l’aide d’horloges macroscopiques.
D’emblée les deux auteurs établissent le lien entre leur expérience et le fameux « paradoxe » des jumeaux de Langevin (qu’on appelle également plus prosaïquement paradoxe ou problème des horloges). Leur expérience permet, comme nous le verrons, de trancher de façon non ambigüe l’existence ou non d’une différence d’âge au point de rencontre des deux jumeaux.
Le débat sans fin dont parlent les deux auteurs remonte à la conférence de Bologne donnée en 1911 (donc 60 ans plus tôt !) par Paul Langevin (1872-1946), principal défenseur de la relativité en France durant les premières décennies du xxe siècle. Langevin n’a jamais évoqué de paradoxe ni mis en scène de jumeaux, mais seulement un voyage en boulet « façon Jules Verne » auquel prendraient part des humains. La notion de paradoxe date vraisemblablement du début des années 1920, avec l’écho que lui donne le philosophe Henri Bergson (1859-1941) dans son ouvrage Durée et simultanéité (1922), entièrement consacré à la relativité restreinte. C’est à Bergson que l’on doit l’évocation du « paradoxe » avec les jumeaux Paul (voyageur) et Pierre (resté sur Terre) ; il fournit sa propre interprétation (erronée) de la relativité restreinte qui va être reprise par une minorité de physiciens (dont Mendel Sachs, qui est l’initiateur de la réactivation de la polémique en 1971). Bergson soutient que la réciprocité étant parfaite entre les mouvements (« tout est relatif »), il ne peut y avoir de décalage entre les deux horloges réunies, contrairement à la prédiction[2] d’Einstein dans son article fondateur de 1905. Selon Bergson, les équations de la relativité restreinte sont correctes mais les temps qu’elle manipule sont fictifs et ne traduisent que le point de vue de chacun des jumeaux sur l’autre – la façon dont chacun des jumeaux se représente le temps de l’autre. Les effets observés seraient similaires à l’effet Doppler classique : un décalage de fréquence à distance qui n’implique aucune différence entre des temps cumulés.
Figure 2 : H. Bergson, Durée et simultanéité, Librairie Félix Alcan, 1922.
L’hypothèse de l’horloge
Bergson rejette une hypothèse implicite (mais essentielle) de la relativité : l’hypothèse de l’horloge, selon laquelle une horloge, quel que soit son mode de fonctionnement, qu’il s’agisse d’une clepsydre, d’une horloge à pendule ou d’une horloge atomique, mesure le temps propre[3] tel que prédit par la relativité (qui dépend pour la relativité restreinte de la vitesse instantanée dans le référentiel inertiel considéré). Le temps propre s’intègre le long de la ligne d’univers[4] de l’horloge.
Pour Bergson, la relativité ne décrit que des effets de perspective pour les longueurs ou pour les durées, de simples mirages à distance, tout rentrant dans l’ordre pour les horloges aux points de rencontre.
Il exprime[5] clairement son point de vue en 1924 :
Si l’on examine attentivement les formules de Lorentz, […] on voit que les deux années de Paul ne sont que des années attribuées à Paul par le physicien Pierre. Le Paul qui vit dans un Temps plus lent que celui de Pierre est donc un être “fantasmatique”; c’est la vision que Pierre se donne de Paul quand il se conforme à ces règles de perspective que sont les formules de Lorentz.
Bergson refuse de considérer que le temps propre prédit par la relativité correspond au temps physique enregistré par l’horloge.
Le physicien américain Mendel Sachs (1927-2012) reprend ce point de vue dans un article[6] publié en cette même année 1971 ; la « nouvelle vigueur » à laquelle font référence Hafele et Keating est la polémique relancée par Sachs. Avant lui, un autre physicien, le Britannique Herbert Dingle (1890-1978), avait adopté la même posture, puis avait fini par reconnaître que la relativité devait incorporer l’hypothèse de l’horloge. Dingle en vint ensuite à rejeter carrément la théorie de la relativité elle-même, prétendant qu’elle était incohérente.
L’article de James Terrell
Le physicien James Terrell (1923-2009), dans sa réfutation claire des arguments de Sachs (voir la figure 3), évoque les raisonnements de Dingle et de Sachs, et conteste bien sûr la réciprocité entre mouvements quelconques. Terrell rappelle qu’un mouvement accéléré n’est pas équivalent à un mouvement inertiel (en l’absence de gravitation) : tout passager à bord d’un avion ou d’un train peut en témoigner ! On peut aussi ajouter qu’en relativité restreinte, la vitesse et la position sont relatives, mais l’accélération est absolue. En conséquence, les situations des jumeaux Paul et Pierre ne sont pas symétriques du point de vue physique (il n’y a donc aucun paradoxe au sens logique), et le fait que la relativité restreinte prédise un décalage entre les deux horloges à leur point de rencontre traduit simplement la dépendance du temps propre vis-à-vis de la ligne d’univers. En fait, cette caractéristique du temps propre est essentielle en relativité : c’est l’un des résultats incontournables de la relativité, qui peut même être qualifié de consubstantiel.
Autre erreur que souligne Terrell : croire que la relativité générale serait nécessaire pour traiter correctement le cas des deux jumeaux, car la relativité restreinte ne serait pas applicable à des mouvements accélérés. C’est une idée fausse et tenace (même de nos jours), qui n’est pas limitée aux néophytes, comme on peut s’en rendre compte en parcourant des ouvrages de vulgarisation actuels. En fait, la relativité restreinte permet d’étudier en détail le point de vue d’observateurs quelconques[7] (accélérés ou non) ; la relativité générale (dont la relativité restreinte constitue un cas limite) n’est requise que si les effets gravitationnels sont à prendre en compte.
Enfin, Sachs affirmant dans son article de 1971 qu’il n’existe aucune preuve directe de la désynchronisation des horloges parfaites, Terrell conteste ce constat en mentionnant notamment la fameuse expérience des muons cosmiques. Sur ce point, on ne peut donner complètement tort à Sachs, car avant Hafele et Keating, les vérifications de la désynchronisation étaient indirectes, ce qui laissait place à des interprétations alternatives. Certes, les résultats importants obtenus pour l’effet Doppler transverse ou le flux des muons cosmiques en fonction de l’altitude rendaient vraisemblable la réalité de la désynchronisation des horloges parfaites ; mais en physique, savoir repérer ce qui distingue un effet physique donné d’un autre effet est une nécessité si l’on veut accéder à une compréhension adéquate des phénomènes – d’autant que les physiciens ont pris la fâcheuse habitude en relativité d’amalgamer sous un terme plutôt confus « dilatation du temps » un ensemble hétéroclite d’effets physiques. Il s’agit là d’une dérive métonymique qui consiste à confondre les effets avec leur cause.
Les résultats obtenus par Hafele et Keating, qui constituent une preuve directe de l’effet recherché, furent d’ailleurs contestés par Sachs qui prétexta une stabilité douteuse des horloges atomiques embarquées (problème d’instrumentation) ainsi qu’une « remise en forme » des données par Hafele et Keating qui auraient cherché à les rendre conformes à la relativité (problème de méthodologie). Ces critiques n’ont pas résisté à l’analyse par des experts indépendants qui se sont penchés sur l’approche utilisée par Hafele et Keating et ont permis d’écarter les doutes exprimés par Sachs. En outre, d’autres expériences ont été menées depuis lors, avec des horloges sans cesse améliorées : toutes ont confirmé les prédictions relativistes. Anticipant la réaction de Sachs, Terrell indique avec lucidité dans son article que les résultats de l’expérience de Hafele et Keating (qui était alors en cours) avaient peu de chance de lui faire changer d’avis : « La longue histoire de cette controverse n’encourage pas cet espoir. »