Sur les radiations invisibles émises par les corps phosphorescents

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Henri Becquerel
Sur les radiations invisibles émises par les corps phosphorescents
Auteur : Henri Becquerel (1852-1908)
Auteur de l'analyse : Jean-Louis Basdevant - Physicien, Professeur Honoraire de l'Ecole Polytechnique
Publication :

Comptes-rendus de l'Académie des sciences, séance du 24 février 1896, «Sur les radiations émises par phosphorescence», pp. 420-421 & séance du 1er mars 1896; «Sur les radiations invisibles émises par les corps phosphorescents», pp.501-502

Année de publication :

1896

Nombre de Pages :
5
Résumé :

Dans deux courtes notes à l’Académie des Sciences Becquerel décrit sa découverte de la radioactivité qui a déclenché, en quelques années et de façon fulgurante, celle de la physique nucléaire et de la structure intime de la matière (avec les époux Curie, puis Rutherford, etc.).

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
septembre 2008
Ces deux courtes notes à l’Académie des sciences, réunies ici, sont présentées à une semaine d’intervalle (24 février et 1er mars 1896).
Elles montrent la démarche d’Henri Becquerel, qui découvre que le sel d’uranium marque la plaque photographie même au fond d’un tiroir, c'est-à-dire tout à fait indépendamment de la lumière et donc de la phosphorescence.
C’est la découverte de ce qui sera appelé la radioactivité de l’uranium. Henri Becquerel obtiendra en 1903 le prix Nobel de physique avec Marie et Pierre Curie pour cette découverte.
Elle ouvrira la voie de la connaissance de l’atome à travers les grandes découvertes de la physique nucléaire, ainsi qu’à de nombreuses applications : les applications les plus connues de la radioactivité sont la datation au carbone 14, les détecteurs ioniques d’incendie, la tomographie en imagerie médicale, l’ionisation des produits alimentaires.

 


 

 

(Jean-Louis Basdevant est ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de physique, et a été professeur de physique quantique à l’École polytechnique de 1975 à 2005. Il préside le comité scientifique de BibNum).

 

 

 

Henri Becquerel: Découverte de la radioactivité
Jean-Louis Basdevant - Physicien, Professeur Honoraire de l'Ecole Polytechnique
L'Académie des Sciences se réunit le lundi.

 

La séance du 24 février 1896 est animée. Arsène d'Arsonval présente la communication hebdomadaire de Gustave Le Bon sur la lumière noire. Ce médecin proclame depuis quatre lundis qu'il a établi que des formes de lumière traversent les corps opaques. L'opacité, dit-il, n'existe que pour notre oeil imparfait ; construit un peu différemment, il pourrait voir à travers les murailles. Sonder l'invisible ! Un grand fantasme. Gustave Le Bon dit avoir photographié cette lumière noire. L'Académie a appelé au secours Auguste et Louis Lumière qui savent ce que photographier veut dire. L'entreprise familiale produit 15 millions de plaques photographiques par an. Ce 24 février 1896, la note des frères Lumière est polie mais ferme : « La mauvaise fermeture des châssis photographiques, leur défaut d'étanchéité, sont encore des causes d'erreurs fréquentes, dans les expériences du genre de celles qui nous préoccupent. Nous croyons pouvoir conclure que la lumière noire, dont il a été plusieurs fois question dans les Comptes Rendus, ne serait que de la lumière blanche, à l'abri de laquelle on ne se serait pas placé d'une façon suffisamment rigoureuse. »

 

 

Et puis, le même lundi 24 février 1896, on trouve une brève communication d'Henri Becquerel (premier texte attaché), aussi attendue que laconique ! Il a soigneusement enveloppé dans du carton noir des plaques photographiques achetées à l'usine Lumière, il a recouvert le tout de sels d'uranium, et l'a exposé au soleil sur le bord de sa fenêtre (Figure 1).

 

 

Figure 1 : Premier dispositif de Becquerel. Les sels d’uranium sont dans des tubes de verre. On voit le carton noir qui enveloppe les plaques photo (cf. texte du 24 février 1896 : « Les expériences que je rapporte ont été faites avec les radiations émises par des lamelles cristallines de sulfate double d’uranyle et de potassium [SO4 (UO) K +H20] » (…) « On enveloppe une plaque photographique Lumière, au gélatino-bromure, avec deux feuilles de papier noir très épais, tel que la plaque ne se voile pas par une exposition au Soleil, durant une journée ».) (cliché Bibliothèque de l’Ecole polytechnique).

 

 

Cinq heures plus tard, en développant ses plaques, il s’est aperçu qu'elles sont impressionnées. Un rayonnement invisible a traversé le carton. Si l'on interpose des objets métalliques entre le sel d'uranium et la plaque, on voit leur silhouette se dessiner sur les clichés (Figure 2).

 

 

Figure 2. Un des premiers clichés de Becquerel. Il a placé un médaillon métallique entre le carton et la plaque photo. En sombre, on observe l’impression de la plaque photo, plus forte à la verticale des sels d’uranium (Figure 1), mais atténuée par le métal du médaillon placé au centre (cliché Bibliothèque de l’Ecole polytechnique).

 

 

Henri Becquerel a 43 ans. C'est un homme modeste et doux. La communauté scientifique apprécie sa culture, la finesse de son jugement et ses talents d’expérimentateur, mais il apparaît davantage comme un continuateur plutôt qu'un créateur. On le connaît surtout comme le troisième membre de la dynastie des Becquerel qui, depuis le début du siècle, se succèdent tant à l'Académie qu'au Muséum.

 

 

Son grand-père Antoine-César (1788-1878), après avoir combattu dans la guerre d'Espagne, s'était lancé dans la physique. Il y avait laissé une oeuvre considérable, notamment sur l'électricité. Il s'était pris de passion pour la phosphorescence lors d'un voyage à Venise, en découvrant la lagune, illuminée par des algues luminescentes. Cette passion l'avait mené jusqu'à élever des vers luisants, et à faire une collection de minéraux fluorescents dont des cristaux d’uranium. Son père, Alexandre-Edmond (1820-1891) avait préféré démissionner de l'École Normale Supérieure et de l'Ecole Polytechnique pour devenir l'assistant de son propre père au Muséum. Il laisse une œuvre considérable. Passionné par la photographie, il a le premier mis en évidence la partie ultraviolette du spectre solaire. Il était l'expert mondial en matière de phénomènes de luminescence, fluorescence et phosphorescence (1).

 

 

A vrai dire, lorsque l'Académie prend connaissance des observations de Becquerel, elle est en effervescence depuis plusieurs semaines. La découverte de la radioactivité est indissociable de celle des rayons X. Le quotidien parisien « le Matin » du 13 janvier 1896 a, le premier, annoncé au public parisien la découverte faite par Wilhelm Conrad Röntgen, le 8 novembre 1895 à Würzburg, de rayonnements invisibles et pénétrants, qu'il nomme de la lettre de l'inconnu, "X-strahlen". Röntgen a rédigé une communication provisoire le 28 décembre 1895 pour la Physikalisch-Medizinische Gesellschaft de Würzburg. La communication paraît le 2 janvier 1896. Le Frankfurter Zeitung annonce en même temps l’événement au public allemand.

 

 

Röntgen a découvert ces rayonnements en s’intéressant aux étranges rayons cathodiques qui se propagent dans le vide à l'intérieur du tube de Crookes (ancêtre du tube de télévision). On s'interroge beaucoup sur la nature de ces rayons électriques. En 1894, Lenard, constatant que les rayons cathodiques peuvent traverser un hublot métallique placé sur la paroi du tube, a décidé de les étudier en eux-mêmes, à la sortie. Pour protéger la zone expérimentale de tout rayonnement, il barde le tube et le hublot de feuilles opaques de plomb et d'étain. Röntgen répète ces expériences en suivant la procédure expérimentale de Lenard à un détail près. On ne sait pourquoi, c'est avec du carton noir et non du plomb qu'il enveloppe le tube (on saura plus tard que les rayons X sont arrêtés par le plomb, mais pas par le carton!). Il y a là, loin du tube, un écran enduit sur une de ses faces de platino-cyanure de baryum fluorescent. A sa stupéfaction, à chaque décharge du tube cet écran devient luminescent. Un rayonnement inconnu semble filtrer au travers du carton noir pour aller exciter la fluorescence de l'écran. Röntgen devient fébrile "C'est une chose tellement extraordinaire qu'on va dire que je suis devenu fou!" En interposant sa main entre le tube et l'écran, il voit se dessiner les os de ses phalanges, entourés de la pénombre de ses chairs. Les corps sont plus ou moins opaques à ces rayons X. Il enregistre les images sur des plaques photographiques. « J'ai des photos de l'ombre des os de la main, d'un ensemble de poids enfermés dans une boîte… » écrit-il. Ces radiographies frappent l'imagination. C’est une révolution inimaginable pour la médecine et le diagnostic médical. En quelques années les hôpitaux seront équipés. Le Kaiser s'en fera faire une démonstration personnelle.

 

 

Revenons en France, à l'Académie. L'effervescence s'y est déclenchée le lundi 20 janvier 1896. Après s'être confortablement assoupis pendant un long exposé de Gabriel Lippmann sur « L'entretien du mouvement des pendules sans perturbations », suivi d'un autre sur « La circulation de l'air dans les sols agricoles », les Illustres sont brusquement arrachés à leurs songes en fin de séance, par une intervention du mathématicien Henri Poincaré, sollicité par Alfred Cornu, Président de l’Académie et ses deux secrétaires perpétuels Joseph Bertrand et Marcellin Berthelot. Poincaré, qui parle couramment l’allemand, a reçu un exemplaire de l’article de Röntgen avec la photographie. Arsène d'Arsonval lui a confié d’autres photographies envoyées par deux médecins, Paul Oudin et Toussaint Barthélémy qui ont pu reproduire l’expérience de Röntgen. Il fait circuler ces clichés que les Illustres n'ont jamais imaginés ! On y voit les os à l'intérieur d'une main vivante ! Sur le cliché de Röntgen la main est celle de sa femme !

 

 

Figure 3. Radiographie obtenue par Röntgen de la main gauche de son collègue Albert von Kölliker. On distingue clairement une alliance et une bague (cliché Wikipedia)

 

 

En découvrant les photos, l'Académie s'anime. Henri Poincaré est un passionné de physique. Les interrogations fusent. Il y a là Henri Becquerel, qui, fasciné comme son ami Poincaré, se pose quantité de questions, notamment d'où viennent ces rayons invisibles ? Le soir venu, Poincaré constate que Röntgen le précise dans son article :

 

« II résulte d'un grand nombre d'essais que les points du tube à décharges où apparaît la phosphorescence la plus brillante, sont le siège principal d'où les rayons X naissent et se propagent dans toutes les directions, c'est-à-dire que les rayons X partent de la région où les rayons de cathode frappent le verre. Que l'on déplace les rayons de cathode dans le tube à l'aide d'un aimant et l'on verra les rayons X partir d'un nouveau point, c'est-à-dire encore de l'extrémité des rayons de cathode. Les rayons X sont émis à l'extrémité opposée à la cathode, là où les rayons cathodiques atteignent le verre et provoquent une vive fluorescence. »
Dans son Éloge historique d’Henri Poincaré, lu le 15 décembre 1913 à l’Académie, Gaston Darboux insistera sur le fait suivant. « Notre regretté Secrétaire perpétuel, Henri Becquerel, … se plaisait à répéter que, s'il avait entrepris les travaux qui lui ont valu l'honneur d'être lauréat du prix Nobel, et qui ont ouvert aux physiciens tout un ordre de recherches … c'est à la suite de la lecture d'un article de la Revue générale des Sciences, de Poincaré. » Dans cet article de Poincaré, paru le 30 janvier 1896, on lit :
« Ainsi c'est le verre qui émet les rayons Röntgen et il les émet en devenant fluorescent. Ne peut-on alors se demander si tous les corps dont la fluorescence est suffisamment intense n'émettent pas, outre les rayons lumineux, des rayons X de Röntgen, quelle que soit la cause de leur fluorescence ? »
Fluorescence, le mot clé est prononcé ! La phosphorescence, qui persiste plus longtemps, et la fluorescence d'une durée très brève sont des émissions lumineuses que certains corps produisent après avoir eux-mêmes été illuminés. Becquerel et Poincaré veulent savoir s'il y a ou non un lien entre les rayons X et la fluorescence.

 

Ils ne sont pas les seuls. Henri Becquerel est bien placé pour mener à bien cette analyse. Si ses premiers essais sont des échecs, au bout de quelques jours, il pense à utiliser des sels d'uranium. Pourquoi de l'uranium ? Chance, intuition, la tradition familiale y est pour beaucoup. « Les résultats de Röntgen ne justifiaient pas vraiment cette idée, dira-t-il en recevant le prix Nobel, mais les sels d'Urane possédaient des propriétés de luminescence très extraordinaires, et il était véritablement tentant de procéder à cette investigation. » Il possède une quantité notable de ces composés d'uranium, qui ne sont jusque là que des curiosités, sans grande application (2).

 

 

D’où la note du 24 février. Pour qu'un corps devienne luminescent, on doit l'exposer à la lumière. Il faut exposer au soleil l'uranium, mais pas la plaque photographique qui doit détecter les rayons X. Becquerel enveloppe, par conséquent, ses plaques photo dans du carton noir, et met les cristaux de sels d'uranium dessus. Après exposition, il constate que les plaques ont été impressionnées, alors que des plaques témoins, sans sels, ne le sont pas. Tout semble confirmer l'idée que les sels d'uranium émettent effectivement des rayons X pendant leur fluorescence:

 

On doit donc conclure de ces expériences que la substance phosphorescente en question émet des radiations qui traversent le papier opaque à la lumière et réduisent les sels d’argent (texte du 24 février 1896)
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Pourtant sa découverte n'est pas là. Elle vient une semaine plus tard. Il veut répéter son expérience le 26 et le 27 février. Hélas ! Paris est recouvert de nuages. Becquerel abandonne ses échantillons dans un tiroir, remettant son expérience à plus tard. Avant de reprendre ses travaux, le dimanche 1er mars, il développe par acquit de conscience ses plaques photo, dont tout laisse à penser qu'elles sont vierges puisque l'uranium était à l'abri du soleil. À sa stupéfaction, elles sont, au contraire, fortement impressionnées (Figure 4):
Parmi les expériences qui précèdent, quelques-unes avaient été préparées le mercredi 26 et le jeudi 27 février et, comme ces jours-là le soleil ne s’est montré que d’une manière intermittente, j’avais conservé les expériences toutes préparées et rentré les châssis à l’obscurité dans le tiroir d’un meuble, en laissant en place les lamelles du sel d’uranium. Le soleil ne s’étant pas montré de nouveau les jours suivants, j’ai développé les plaques photographiques le 1er mars, en m’attendant à trouver des images très faibles. Les silhouettes apparurent, au contraire, avec une grande intensité (texte du 2 mars 1896).
 
 

Figure 4. Cliché développé par Becquerel le 1er mars 1896 après être resté dans un tiroir. On distingue dans la tache inférieure, une croix de Malte à laquelle Becquerel fait allusion (« Si, entre la lamelle du sel d’uranium et la lame d’aluminium ou le papier noir, on interpose un écran formé d’une lame de cuivre … par exemple en forme de croix, on observe dans l’image la silhouette de cette croix, en plus clair… »). Les annotations sont de la main de Becquerel (cliché Bibliothèque de l’Ecole polytechnique).

 

 

Cette révélation à l'Académie, le lundi 2 mars, est un coup de théâtre pour ses collègues. Becquerel y laisse percer son émotion. L'impression de ses plaques est totalement indépendante de la fluorescence de l'uranium. Le sel d'uranium émet spontanément des rayons pénétrants qu'il ait ou non été exposé à la lumière solaire :

 

J’insisterai particulièrement sur le fait suivant, qui me paraît tout à fait important et en dehors des phénomènes que l’on pouvait s’attendre à observer : Les mêmes lamelles cristallines, placées en regard de plaques photographiques, dans les mêmes conditions et au travers des mêmes écrans, mais à l’abri de l’excitation des radiations incidentes et maintenues à l’obscurité produisent encore les mêmes impressions photographiques.
Becquerel sent qu’il y a là « un phénomène d’un ordre nouveau » comme il le dira dans son discours de réception du prix Nobel. Il prendra progressivement conscience que sa découverte est un phénomène majeur de la nature ! En deux mois, à la suite de la communication du 2 mars, il parviendra à démontrer que les composés d'uranium non fluorescents donnent le même effet, et que les matériaux fluorescents sans uranium ne donnent pas d'effet. Le lundi 18 mai 1896, Henri Becquerel annonce que la source de ces "rayons uraniques" pénétrants, comme il les baptise, l'agent "radioactif" (le terme viendra de Marie Curie) c'est l'Uranium lui-même.
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Becquerel est un expérimentateur. Il a peu de goût pour les théories, les siennes ou celles des autres. Il y a peu de formules dans ses articles. En revanche, la rigueur et la créativité de sa démarche sont étonnantes. Il a en permanence une attitude critique sur ses résultats et ses idées. Il est prêt à abandonner toute spéculation, aussi enthousiasmante soit-elle, face à la réalité des faits.

 

Au départ, il agit de façon rationnelle pour vérifier une idée logique. Il suppose que les rayons X accompagnent la fluorescence et veut le prouver. Ce qui marche d'abord admirablement, mais serait, sans sa persévérance, resté un exemple, oublié parmi tant d’autres, de la confirmation expérimentale d'une idée fausse.

 

 

Sa découverte survient lorsqu'il démontre que le phénomène qu'il a imaginé, c’est-à-dire l’émission de rayons X par le sel d’uranium fluorescent, n'existe pas ! Ainsi, la première découverte de Becquerel est qu'un phénomène n'existe pas. Il en découvre alors un autre : la radioactivité. Il a tourné le dos à la phosphorescence familiale :

 

Il importe d’observer que ce phénomène ne paraît pas devoir être attribué à des radiations lumineuses émises par phosphorescence, puisque, au bout de 1/100° de seconde, ces radiations sont devenues si faibles qu’elles ne sont presque plus perceptibles (3).
On se pose évidemment la question de savoir pourquoi il a éprouvé le besoin de développer des plaques vierges. Pourquoi ce geste ? Goût du détail, inspiration géniale ? Crookes, qui était venu lui rendre visite ce dimanche 1er mars 1896, est admiratif, comme il l'écrira en 1910 dans les comptes rendus de la Royal Society : c'est le réflexe d'un grand physicien. Becquerel s'attendait à trouver un faible effet : la phosphorescence disparaît progressivement, c'était une bonne occasion d'estimer l'émission évanescente. On mesure combien ce geste heureux a pu être jalousé par certains contemporains qui, sans doute, se jugeaient plus dignes de bénéficier de la main de la providence. Mais la découverte des rayons X par Röntgen n’était-elle pas aussi chanceuse, lorsque le carton noir avait remplacé du plomb ? Ces deux découvertes imbriquées de la physique sont peut-être celles dont les répercussions ont été les plus fortes sur le monde du XX° siècle avant la découverte du transistor.

 

Entre le printemps 1896 et la fin de 1897, Becquerel perd progressivement de l'intérêt pour ses rayons. Le deuxième souffle vient, à partir de 1898, lorsque Pierre et Marie Curie s'intéressent à leur tour au phénomène et découvrent puis isolent le polonium et le radium, dont les rayonnements sont un million de fois plus intenses que ceux de l'uranium. Henri Becquerel se lie aux Curie. Il les aide, présente leurs communications à l'Académie des sciences, leur apporte son appui. Pierre et Marie Curie lui prêtent du radium, avec lequel il fait de nouvelles expériences. Deux résultats sont à retenir.

 

 

A la fin de 1899, ayant en tête ses tout premiers travaux, il veut étudier l'effet d'un champ magnétique sur les rayonnements du radium. Il constate qu'une partie des rayonnements radioactifs sont porteurs d'électricité, ce qu'aucun rayonnement spontané n'a jamais manifesté. Avec un collimateur, il fabrique des faisceaux de rayons et mesure leur déflexion par un champ magnétique. C'est ce qu'a fait Thomson deux ans plus tôt quand il a prouvé que les rayons cathodiques sont des faisceaux d'électrons. Le 26 mars 1900, Becquerel démontre que les rayons du radium sont déviés de la même façon que les rayons cathodiques de Thomson. Il vient de réaliser la première détection moderne d'une particule élémentaire en identifiant le rayonnement bêta comme une émission d’électrons.

 

 

Le second point concerne l'énergie dégagée. Depuis ses premières découvertes, Becquerel s'est posé la question de savoir quelle est la source d'énergie responsable de ce nouveau rayonnement. Pierre Curie est le premier à constater que cette énergie est considérable, il mesure que le radium dégage une énergie colossale, un million de fois supérieure à toute énergie de combustion connue, première reconnaissance de l'énergie nucléaire. Cela attirera l'attention du public et des médias. En 1904, le St Louis Post Dispatch écrit : « un grain du mystérieux radium sera montré à l'exposition universelle. Sa puissance est inimaginable. Avec ce métal, tous les arsenaux du monde pourraient être détruits. Il pourrait rendre la guerre impossible! »

 

 

Les effets biologiques de ce dégagement d'énergie sont d'abord observés par Becquerel, encore une fois par « chance ». Pierre Curie lui a prêté un échantillon de radium, dans une ampoule scellée ; Becquerel met l'ampoule dans sa poche. Au bout de quelques heures, il constate une rougeur, qui se transforme en quelques jours en une plaie, semblable à une brûlure. La blessure tarde à cicatriser ; il y a nécrose des tissus. Lorsqu'il fait part de cette observation à Pierre Curie, ce dernier fait l'expérience, sur lui-même et sur son épouse, et procède à des expériences plus avancées sur des cobayes. Bientôt, tous les physiciens du domaine se livrent à ce jeu dangereux. La radiothérapie vient de naître; Becquerel et Curie publieront ensemble sur ce sujet en 1901.

 

 

En 1903, le prix Nobel de physique est décerné pour moitié à Henri Becquerel, pour moitié à Pierre et Marie Curie, pour la découverte de la radioactivité. Becquerel avait découvert ce phénomène majeur, les Curie en avaient montré l'importance et l'étendue. Henri Poincaré fut proposé plusieurs fois pour le prix Nobel, notamment pour la relativité, avant sa mort prématurée en 1912. La radioactivité a associé Poincaré l'immense mathématicien passionné de physique et Becquerel, exceptionnel expérimentateur.

 

 

Le destin a placé Henri Becquerel à plusieurs charnières de l'histoire. Tout d'abord, la découverte de la radioactivité est un tournant exceptionnel parce qu'elle ouvre la voie à la physique nucléaire, à l'énergie nucléaire, à la structure intime de la matière et à la physique des particules élémentaires. En 1911, Rutherford établit l'existence des noyaux atomiques, et nomme proton, " premier ", le noyau d'hydrogène, le plus léger. Il comprend qu'il doit exister un "proton neutre" ou neutron, identifié par Chadwick en 1932. En 1934, Fermi découvre la capture des neutrons par les noyaux.

 

 

Charnière de la physique, c'est aussi une charnière de l'histoire du monde. En décembre 1938, quelques mois avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, Hahn et Strassman découvrent la fission nucléaire. Frédéric Joliot, au début de 1939, comprend les réactions en chaîne, la possibilité de produire l'énergie nucléaire et de fabriquer des armes nucléaires. En 1939, Joliot dépose, avec Halban et Kowarski, une série de brevets sur la production et l'utilisation de l'énergie nucléaire. Il obtient l'achat par la France du stock mondial d'eau lourde en Norvège; elle sera emmenée à Londres en juin 1940 par Halban et Kowarski. Le 2 décembre 1942, le premier réacteur nucléaire, construit par Fermi, diverge à Chicago. La réussite de cette expérience marque le démarrage, au plan scientifique, de ce que l’on devait appeler le “Projet Manhattan” décidé par le Président Roosevelt le 16 décembre 1941.

 

 

 

 

 


(1) Henri Becquerel rend ainsi hommage à la tradition familiale dans son texte du 2 mars 1896 : « Les caractères des radiations lumineuses émises par cette substance [NB : le sulfate d’uranium] ont été étudiées autrefois par mon père. »
(2) L'uranium avait été découvert en 1789 par le chimiste allemand Martin Klaproth. On utilisait ses sels comme colorants dans les céramiques. Il acquit une certaine célébrité en occupant la 92e place du tableau de Mendeleïev.
(3) Les radiations faibles évanescentes après 1/100° de seconde sont les radiations phosphorescentes déjà observées, et mesurées par son père, sur le sel d’uranium soumis à une excitation lumineuse. Cette phrase montre l’existence d’un phénomène additionnel (et spontané) mis en évidence par Henri Becquerel.

>> À LIRE (ARTICLES)

 

 


Article de Jean-Louis Basdevant, « L’enseignement d’Henri Becquerel à l’École polytechnique, 1895-1908 », Bulletin de la SABIX, n°2, janvier 1998 (en ligne)

 

 


Lawrence Badash, « Henri Becquerel : une découverte inachevée », La Recherche, n° 288, juin 1996.

 

 


Claude Brezinski, « La méthode de Cholesky », Revue d’histoire des mathématiques, 11 (2005), p. 205-238.

 

 

 

>> À LIRE (LIVRES)

 

 


Jean-Louis Basdevant, Henri Becquerel à l'aube du XXe siècle : 1896-1996, centenaire de la découverte de la radioactivité (Broché), Editions de l’Ecole polytechnique, 1996.

 

 


Jean-Marc Cavedon, La radioactivité, Dominos Flammarion, 1996.

 

 


Emilio Segré, Les physiciens modernes et leurs découvertes : des rayons X aux quarks, Fayard, 1984. (Coll. Le Temps des sciences).

 

 


Maurice Tubiana et Robert Dautray, La radioactivité et ses applications, P.U.F. Que sais-je ? n°33, 1997.

 

 

 

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