Les peintures préhistoriques de la grotte d’Altamira

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Les peintures préhistoriques de la grotte d’Altamira
Auteurs : Émile Cartailhac (1845-1921) - Préhistorien français, Henri Breuil (1877-1961) - Préhistorien français
Auteur de l'analyse : Arnaud Hurel - Ingénieur de recherche au département de préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle (UMR 7194)
Publication :

Édouard Cartailhac & Henri Breuil, « Les peintures préhistoriques de la grotte d’Altamira à Santillane (Espagne) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, 1903, vol. 46, p. 256-265.

Année de publication :

1903

Nombre de Pages :
10
Résumé :

Les peintures de la grotte d’Altamira ne convainquent pas la communauté scientifique en 1880, qui les prend pour une supercherie. Mais les découvertes d’autres grottes rupestres en France entre 1894 et 1901 amèneront Cartailhac et Breuil à proposer la vision d’un véritable art pariétal (peinture sur les parois) du paléolithique.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
juin 2013

Drapeau français

Les peintures de la grotte d’Altamira (près de Santander), révélées par Sainz de Sautuola, ne convainquent pas en 1880 la communauté scientifique : certains les prennent pour une supercherie, d’autres ont une vision de l’histoire des progrès du genre humain qui ne colle pas avec des productions aussi élaborées et surgies de temps aussi lointains. La grotte d’Altamira et ses peintures, frappées d’ostracisme, sombrent alors dans l’oubli pour plusieurs décennies. La découverte de plusieurs autres grottes d’art pariétal (peinture sur les parois) en France (Les Eyzies en Dordogne notamment), entre 1894 et 1901, amènent les « préhistoriens » français à s’intéresser à nouveau à la grotte d’Altamira. Cartailhac (1845-1921) fait son propre « mea culpa d’un sceptique » et reconnaît en 1902 l’authenticité des peintures rupestres de la grotte. Quant à son collègue Breuil (1877-1961), d’une autre génération, il a été l’un de ceux qui ont contribué de façon éloquente à la révélation de la richesse de l’univers mental des Préhistoriques. Rompant avec certaines des constructions communes héritées des temps de fondation des sciences préhistoriques dans les années 1850-1880, il met au jour des comportements et un système de représentations qui contribuent à profondément bouleverser les idées et les interprétations.

 

 

Drapeau anglais

The paintings of the Altamira Cave (near Santander), discovered by Sainz de Sautuola, failed to convince the scientific community in 1880: some took them for fakes, while others had a vision of the historical progress of humanity that was incompatible with such elaborate artworks emanating from such distant times. Ostracised, the Altamira Cave and its paintings languished in oblivion for several decades. Between 1894 and 1901 the discovery of parietal art (wall painting) in several other caves in France (notably Les Eyzies in Dordogne) led French “prehistorians” to once again turn their attention to the Altamira Cave. Cartailhac (1845–1921) announced his own “mea culpa of a sceptic” and in 1902 acknowledged the authenticity of the cave’s rupestrian paintings. His colleague Breuil (1877–1961), from a younger generation, had been among the first to meaningfully contribute to revealing the rich mental universe of prehistoric peoples. Breaking with some of the common received ideas in circulation since the establishment of prehistorical studies between the 1850s and 1880s, he updated practices and a system of representations that contributed to producing a sea change in ideas and interpretations.

 


 

Drapeau français

Arnaud Hurel est ingénieur de recherche au département de préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle (UMR 7194), docteur en histoire, directeur de la publication de la revue Conflits actuels, membre du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS) (page CNRS/MNHN)

 

 

Drapeau angalis

Arnaud Hurel is a research engineer in the prehistory department of the National Museum of Natural History (Muséum national d’histoire naturelle). He holds a PhD in history and is the publishing director of the journal Conflits actuels. He is also a member of the Committee for Historical and Scientific Works (Comité des travaux historiques et scientifiques, CTHS). (CNRS/MNHN page)

 

 

Arnaud Hurel

 

Les peintures préhistoriques de la grotte d’Altamira à Santillane (Espagne)
Arnaud Hurel - Ingénieur de recherche au département de préhistoire du Muséum national d’histoire naturelle (UMR 7194)
 
 
Introduction
L’abbé Henri Breuil (1877-1961) et son magister ont profondément influencé les études préhistoriques. L’originalité et l’abondance de sa production scientifique – estimée à plus d’un millier de références bibliographiques –, sa double vocation de savant et de prêtre, sa quête de la « vérité » servie par un tempérament parfois ombrageux sont autant de caractères qui ont marqué une activité de plus de 60 ans dont les terrains s’étendirent de l’Europe, à l’Asie et à l’Afrique.
Débutée au crépuscule du XIXe siècle, avant même son ordination au sein de l’Église catholique (1900), la carrière de préhistorien de Breuil puise son originalité dans sa volonté d’atteindre à l’humanité de l’homme préhistorique à travers ses œuvres. Sans doute convient-il de voir dans cette quête de l’unité et des aspirations de l’Homme – un être inscrit dans une perspective historique portée par l’évolution –, que traduit la redécouverte du geste juste de l’artiste ou de l’artisan paléolithique, la part spécifiquement religieuse de la démarche de l’abbé.
Breuil a été l’un de ceux qui ont contribué de façon éloquente à la révélation de la richesse de l’univers mental des Préhistoriques. Rompant avec certaines des constructions communes héritées des temps de fondation des sciences préhistoriques dans les années 1850-1880, il introduit plus de complexité dans ces schémas explicatifs. Il met au jour des comportements et un système de représentations qui contribuent à profondément bouleverser les idées et les interprétations.
Cette rupture conceptuelle s’exprime de manière significative dans la rénovation des classifications des industries du Paléolithique, dans la « bataille de l’Aurignacien » par exemple, et tout autant dans sa contribution à la reconnaissance et à la description de l’art des grottes ornées de peintures et de gravures.
La présentation le 26 juin 1903 d’une note conjointe avec Émile Cartailhac (1845-1921) à l’Académie des inscriptions et belles-lettres sur « Les peintures préhistoriques de la grotte d’Altamira à Santillana (Espagne) (1) » marque, pour Breuil et la science, une étape décisive dans cette marche.

 

 

Figure 1 : Émile Cartailhac (assis à droite) et Henri Breuil (3e en partant de la droite) à l’entrée de la grotte ornée de Gargas (Hautes-Pyrénées) en juillet 1907 (cliché Fondation Institut de paléontologie humaine).

Figure 1 : Émile Cartailhac (assis à droite) et Henri Breuil (3e en partant de la droite) à l’entrée de la grotte ornée de Gargas (Hautes-Pyrénées) en juillet 1907 (cliché Fondation Institut de paléontologie humaine).
L’art des Préhistoriques, un art exclusivement mobilier ?
À l’orée du XXe siècle, la préhistoire est une science qui a acquis crédibilité et légitimité. Depuis la reconnaissance internationale (1859) des travaux de Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) dans les terrasses alluviales de la Somme, la haute antiquité de l’Homme est un fait reconnu. Des découvertes plus anciennes, qui laissaient déjà supposer la possible coexistence d’hommes avec des animaux éteints ou disparus de nos régions depuis des temps très lointains, purent être regardées avec un œil neuf et scientifiquement validées a posteriori. Une véritable dynamique de recherche s’installa, excitant la curiosité des naturalistes et des archéologues. Les découvertes furent dès lors nombreuses et une communauté de chercheurs se constitua.
Une image des Préhistoriques, très influencée par une lecture particulière de la théorie darwinienne de l’évolution, se dessine peu à peu. Elle se construit sur la mise au jour de leurs productions matérielles trouvées en association avec une faune fossile. Dès le début des années 1860, les premiers préhistoriens soulignent la qualité des objets gravés ou sculptés qu’ils découvrent. Un art naturaliste se dévoile à eux et certaines pièces exhumées lors de fouilles opérées dans le Périgord par Édouard Lartet (1801-1871) et Henry Christy (1818-1865) sont élevées au rang de chefs-d’œuvre. L’Âge du renne, le Magdalénien de notre Paléolithique supérieur, devient une espèce d’âge d’or de la préhistoire.
Pour Édouard Piette (1827-1906), le Préhistorique de cette époque-là est un
homme ingénieux, adonné aux arts du dessin et de la sculpture, inventeur du harpon, du hameçon, de la cuiller, de l’aiguille et d’une foule d’instruments dont l’usage a cessé ; armé du trait et du poignard, il avait été en son temps un des pionniers de la civilisation ; il avait marqué de son empreinte une étape de l’humanité dans la voie du progrès. Ce n’était pas un sauvage enfermé dans le cercle étroit des idées de ses pères, il avait été homme de progrès et pouvait l’être encore. [...] L’exercice, la vie en plein air répandaient sur ces sauvages, que nous trouvons misérables, un souffle de moralité, de force et de calme que ne connaîtront jamais les populations ouvrières ni les hommes de bureau (2).
Gabriel de Mortillet (1821-1898), autre maître de la préhistoire européenne, considère cet art comme la manifestation d’une intelligence du beau et du vrai, la copie d’une réalité offerte par le spectacle de la nature :
Nous sommes là en présence de l’enfance de l’art, mais d’un art très vrai, très réel. Si c’est l’enfance de l’art, ce n’est pourtant point de l’art d’enfant (3).
L’art, à travers sa dimension mobilière, se trouve tout de suite intégré au registre des aptitudes accordées aux Préhistoriques. Aussi, lorsque l’Espagnol Marcelino Sainz de Sautuola (1831-1888) présente en 1880 sa découverte dans la grotte d’Altamira, près de Santander, de peintures « en rouge et noir figurant dans d’assez grandes dimensions divers animaux » qu’il estime contemporaines du dépôt archéologique riche d’une « industrie de l’âge de la pierre (4) », il est a priori en droit d’attendre un accueil intéressé et favorable. En définitive, il n’en sera rien.

 

 

Figures 2 et 3 :  Relevé du plafond polychrome d’Altamira publié par Sanz de Sautuola en 1880 (in Cartailhac, « La grotte d'Altamira.

Figures 2 et 3 : Relevé du plafond polychrome d’Altamira publié par Sanz de Sautuola en 1880 (in Cartailhac, « La grotte d'Altamira. "Mea culpa" d'un sceptique », L’Anthropologie, 1902) (image Gallica) ; (en bas) Bison magdalénien d’Altamira (WikiCommons, Museo de Altamira y D. Rodríguez)
 

Figures 2 et 3 :  Relevé du plafond polychrome d’Altamira publié par Sanz de Sautuola en 1880 (in Cartailhac, « La grotte d'Altamira.

 

 

Lors du Congrès international d’archéologie et anthropologie préhistoriques de Lisbonne, en 1880, son collègue madrilène Juan Vilanova y Piera (1821-1893) tente de rallier la communauté scientifique à la découverte. Mais les principaux animateurs de la préhistoire européenne se montrent sceptiques, voire hostiles, à l’idée de reconnaître l’antiquité des peintures d’Altamira :

 

Ces peintures étranges étaient alors uniques en leur genre, leur âge n’était pas fixé.
Cette défiance fut particulièrement vive chez les Français. Cartailhac, entre autres, suspecte une supercherie et Mortillet reste attaché à une vision étroite de l’histoire des progrès du genre humain qui ne colle pas avec des productions aussi élaborées et surgies de temps aussi lointains. À défaut de débat, une mission d’étude fut diligentée.
Édouard Harlé (1850-1922) se rend sur place en 1881, puis publie un compte rendu de sa visite dans les Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, revue animée par Cartailhac. Cette expertise conclut que les dessins ne sont pas contemporains du dépôt archéologique, ils « datent de quelques temps, mais non pas, bien s’en faut, de l’époque des débris (5) ». Revenant en 1903 sur l’appréciation portée alors sur le monument, Breuil déplore que
cet examen, d’ailleurs rapide, ne fut pas favorable à l’attribution à l’âge de la pierre de ces peintures souvent très perfectionnées, très fraîches en apparence, et qu’une lumière artificielle assez vive pouvait seule éclairer convenablement. L’étude de cette grotte resta ainsi superficielle et incomplète.
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La grotte d’Altamira et ses peintures, frappées d’ostracisme, sombrent alors dans l’oubli pour plusieurs décennies. Toutefois, d’autres découvertes de ce type vont se produire, y compris en France : Le Figuier (1894), Pair-non-Pair (1895), La Mouthe (1895), Marsoulas (1897). Mais ce sont les découvertes, en septembre 1901, des peintures et gravures des grottes des Combarelles et de Font-de-Gaume aux Eyzies-de-Tayac (Dordogne) par Breuil, Louis Capitan (1854-1929) et Denis Peyrony (1869-1954) qui vont démontrer
que l’ornementation des cavernes par la gravure au trait et par des peintures en rouge et en noir, à un moment assez ancien du quaternaire et de l’âge de la pierre, était un fait dont il importe de rechercher d’autres exemples et d’étudier avec soin tous les aspects.
Or, le premier de ces exemples ne se situe-t-il pas en Espagne, à Altamira ?

 

 

Redécouvrir Altamira
Cette multiplication du nombre de grottes ornées a pour effet que chaque nouvelle découverte vient conforter chacune des précédentes, devenues autant d’analogues. Plus globalement, cette succession de nouveaux sites à peintures et gravures crédibilise l’idée qu’un art pariétal a été pratiqué dans des temps très anciens, au Paléolithique, et de manière fréquente.
Au point de vue de l'âge qu'il convient de leur attribuer, elles se prêtent un mutuel appui.
Redécouvrir Altamira semblait alors aller de soi, à la fois comme contribution au mouvement de reconnaissance des peintures rupestres préhistoriques mais aussi comme geste symbolique de rédemption, que précède un acte de contrition de la part de Cartailhac – son « mea-culpa d’un sceptique (6) » – qui marque sa conversion personnelle et officielle à l’art pariétal paléolithique.
À la fin de l’été 1902, Breuil et Cartailhac, munis d’une petite subvention de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, partent en Espagne pour rejoindre Altamira. Ils y restent un mois, consacrant tout leur temps à l’étude de la grotte et au relevé de ses peintures et gravures.
Pour ce travail, depuis son étude des Combarelles et Font-de-Gaume, Breuil a mis au point une technique empirique. Il fait le choix d’effectuer un premier croquis dans la grotte directement sur la paroi, procédé classique de la numismatique et de l’épigraphie – quitte à utiliser de l’eau pour raviver les gravures et peintures –, puis réduit ce dessin au cinquième au moyen d’une chambre claire. Le résultat est ensuite reporté sur du papier épais. Pour la dernière étape, celle de la mise en couleur, il retourne dans la grotte et se place face à la figure relevée.
À Altamira, le travail va se révéler harassant. Les journées sont rythmées par la messe quotidienne de l’abbé, puis plusieurs heures d’un travail épuisant dans la grotte par terre, allongé sur le dos sur des sacs de paille, modifiant sans cesse sa position pour réussir à saisir l’ensemble des compositions. Pendant que Breuil dessine, Cartailhac relève les dimensions des figures et déplace les ouvriers qui tiennent les bougies, dont la cire ne tarde pas à maculer la soutane de l’abbé, pour que la lumière révèle les détails des peintures et gravures.

 

 

Figure 4 :  Bison rupestre d’Altamira relevé par Breuil (in Cartailhac & Breuil, La caverne d’Altamira à Santillane près Santander (Espagne), Monaco, 1906)

Figure 4 : Bison rupestre d’Altamira relevé par Breuil (in Cartailhac & Breuil, La caverne d’Altamira à Santillane près Santander (Espagne), Monaco, 1906)
La « Chapelle Sixtine de l’art quaternaire » se révèle enfin
Tout comme Sautuola et Harlé, Breuil et Cartailhac constatent en pénétrant dans la grotte que les Préhistoriques l’ont longuement utilisée. La puissance du dépôt archéologique indique l’ancienneté de la présence humaine en ces lieux :
Les traces de l'habitation préhistorique sont considérables et localisées à l’entrée. L'homme a dû fréquenter longtemps et longuement cette place. Un très large dépôt de plus d'un mètre d'épaisseur couvre le sol et se compose de cendres charbonneuses pétries de coquilles comestibles prises à la mer voisine et d'os cassés. À ces rebuts de cuisine sont associés abondamment des débris d'objets ouvrés, en pierre et en os.
Les deux hommes sont éblouis par le nombre et la diversité des peintures qu’ils découvrent à mesure qu’ils déplacent la lumière vacillante de leurs bougies. Ils notent la ressemblance de ces représentations avec celles qu’ils ont étudiées en France et s’attachent tout d’abord à étudier des séries de figures géométriques, élémentaires ou composées :
Les signes noirs sont distribués irrégulièrement sur les parois de droite et de gauche de la seconde et de la dernière partie du souterrain. Ils sont à portée de la main, mais pas toujours aux endroits qui s’aperçoivent d’abord, ce qui permet sans doute d’écarter l’idée que ce sont des points de repère pour faciliter la circulation. En général plusieurs traits les composent et leur donnent quelque analogie avec des caractères d’écriture. Mais quelque simples qu’ils soient, réduits à deux ou trois touches ou plus compliqués, ils varient sans cesse, on n’en voit pas deux semblables.
Ces traits sont assurément anciens car des gravures représentant des animaux se superposent parfois à eux :
L'ancienneté des signes noirs est démontrée par ce fait qu'ils sont coupés par des gravures, du moins par deux des meilleures et des plus caractérisées figures tracées à la pointe qui constituent la seconde série des œuvres humaines de la caverne.
Ces gravures rappellent à Breuil et Cartailhac « le style, la facture des dessins sur os de notre âge du renne » mais aussi les « gravures déjà remarquées dans nos cavernes françaises. » Parmi celles-là, sur le plafond de la première salle, les deux chercheurs distinguent des silhouettes possiblement humaines
L’homme étant vu de profil, les bras sont levés dans l’attitude classique des adorants, les mains à la hauteur de la figure.
Sur un certain nombre de figures, les personnages apparaissent sans visage, voire recouverts d’un masque. Le comparatisme ethnographique, méthode très en vogue chez les préhistoriens pour redonner du sens aux artefacts préhistoriques, conduit Breuil et Cartailhac à imaginer un déguisement, comme ceux en usage chez les Indiens d’Amérique. Les nombreux signes rouges semblent s’organiser en groupes et évoquent pour certains d’entre eux « l’image déformée de la pirogue », le kayak des Eskimos. Tous ces signes renvoient l’image d’un corpus cohérent mais bien énigmatique.
Cependant le grand choc émotionnel et esthétique va venir du spectacle étonnant des grandes peintures naturalistes en couleur qui recouvrent « les gravures et peintures primitives » du plafond. Cette fois, il ne s’agit pas de quelques signes abstraits mais bien d’un bestiaire, formidable œuvre picturale surgie du Paléolithique. Les représentations que Breuil et Cartailhac découvrent n’ont que peu à voir avec le pâle croquis – la frêle silhouette d’un cervidé réalisée en quelques traits – qu’Harlé avait publié en 1881 dans une planche annexée à son rapport. Les animaux, réalisés avec un grand réalisme, semblent comme surpris et prêts à bondir :
Mais plus loin, recouvrant les gravures et les peintures primitives, s'étend une décoration autrement étonnante, d'une valeur bien supérieure. Vingt-cinq animaux, soit vingt-et-un bisons, deux sangliers, un cheval, une biche, de 1m 25 à 2 m 20 de longueur, sont plus ou moins juxtaposés. Ils sont placés dans tous les sens et posés dans un profil atténué qui dégage en général les quatre pieds et sépare aussi les cornes des bovidés. Ils sont debout, sauf cinq bisons dont les membres sont ramenés contre le corps et qui affectent ainsi l'allure des bœufs couchés et ruminant, ou mieux ramassés dans un bond et pointant les cornes en avant.
 
 

Figure 5 : Grotte d’Altamira, rapport Harlé (1881). On remarque le très schématique croquis de bison, en bas à droite. Extrait de Émile Harlé, « La grotte d’Altamira, près de Santander (Espagne) », Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, 1881, t. 12, p. 275-283.

Figure 5 : Grotte d’Altamira, rapport Harlé (1881). On remarque le très schématique croquis de bison, en bas à droite. Extrait de Émile Harlé, « La grotte d’Altamira, près de Santander (Espagne) », Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, 1881, t. 12, p. 275-283.
 
Conclusion
À Altamira, le jeune Breuil a vécu une expérience capitale, sur le plan humain, dans la quotidienneté des échanges avec un Cartailhac dont la philosophie personnelle est somme toute éloignée de l’Église catholique et romaine, et, sur le plan scientifique, par la découverte d’un site qui le saisit littéralement et va engager sa vie.
Il revient d’Espagne les bras chargés de relevés et, surtout, avec des certitudes scientifiques :
En résumé, les gravures et les peintures de la grotte d'Altamira appartiennent à une époque exactement déterminée qu'il faut placer au commencement du bel âge du renne proprement dit. Ce sont des œuvres d'art paléolithiques.
Ainsi l’art des grottes du Périgord n’est pas une exception, il existe un art semblable des deux côtés des Pyrénées qui s’est développé au Paléolithique et occupait une place majeure dans les sociétés préhistoriques. La similitude des thèmes et des styles permet d’évoquer l’hypothèse d’écoles artistiques. La stratigraphie pariétale à laquelle Breuil s’est livré, en révélant la superposition des représentations, dévoile un art rupestre qui a sa propre histoire, une chronologie. Elle permet aussi d’envisager la transmission d’un savoir-faire entre les générations. Cet art est porteur d’une véritable tradition culturelle :
Les faits observés à Altamira montrent, plus complètement que partout ailleurs, l'importance qu'avaient ces images dans les préoccupations et la vie sociale des primitifs qui les ont exécutées ; ils laissent soupçonner l'existence dans une grande partie de notre Occident des mêmes croyances, des mêmes pratiques superstitieuses. Ils affirment l'unité de la population.
Cette note à l’Académie des Inscriptions affiche le nom de Cartailhac comme premier signataire. En réalité, l’élève Breuil va très vite dépasser son maître en construisant une pensée et une œuvre originales au service d’une nouvelle image des Préhistoriques, dont il révèle un univers mental riche et complexe. Sur cette voie, qui le mènera au Collège de France (1929), il recevra le soutien décisif du prince Albert Ier de Monaco (1848-1922) qui dès 1904 commanditera l’ensemble de ses travaux sur les grottes ornées.

 

Juin 2013

 

 

 

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(1) Édouard Cartailhac et Henri Breuil, « Les peintures préhistoriques de la grotte d’Altamira à Santillane (Espagne) », CRAI, 1903, vol. 46, pp. 256-265 [texte BibNum].

(2) Édouard Piette, « Sur la grotte de Gourdan, sur la lacune que plusieurs auteurs placent entre l’âge du renne et celui de la pierre polie, et sur l’art paléolithique dans ses rapports avec l’art gaulois. », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 1873, IIe Série, t. 8, pp. 384-425.

(3) Gabriel de Mortillet, « L’art dans les temps géologiques », Revue scientifique, 1877, 2e série, t. 12, p. 888-892.

(4) Marcelino Sainz de Sautuola, Breves apuntes sobre algunos objetos prehistoricos de la provincia de Santander, Madrid, Librairie Murillo, 1880, 28 p.

(5) Édouard Harlé, « La grotte d’Altamira, près de Santander (Espagne) », Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, 1881, t. 12, pp. 275-283.

(6) Émile Cartailhac, « Les cavernes ornées de dessins. La grotte d’Altamira, Espagne. “Mea culpa” d’un sceptique », L’Anthropologie, 1902, t. 13, pp. 348-354.

 

AUTRES TEXTES D'ORIGINE

 

 

Émile Cartailhac et Henri Breuil, La Caverne d’Altamira à Santillane près Santander (Espagne), Monaco, Imprimerie de Monaco, 1906 [1908], 275 p.

Émile Cartailhac, « La grotte d'Altamira. "Mea culpa" d'un sceptique », L’Anthropologie, 1902 (lien)

 

 

LIVRES

 

 

Arnaud Hurel, L’abbé Breuil. Un préhistorien dans le siècle. Paris : CNRS éditions, 2011, 452 p.

 

 

Noël Coye (dir.) Sur les chemins de la préhistoire. L’abbé Breuil du Périgord à l’Afrique du Sud, Somogy, 2006, 224 p.
Noël Coye (dir.) Sur les chemins de la préhistoire. L’abbé Breuil du Périgord à l’Afrique du Sud, Somogy, 2006, 224 p.

 

 

Denis Viallou, La Préhistoire, Gallimard, L’Univers des formes, 2006.
Denis Viallou, La Préhistoire, Gallimard, L’Univers des formes, 2006.

 

 

 

 
INTERNET
 
 
Notice consacrée à Breuil lors des commémorations nationales 2011 (cinquantenaire de sa mort) (Archives de France, notice Noël Coye)Notice consacrée à Breuil lors des commémorations nationales 2011 (cinquantenaire de sa mort) (Archives de France, notice Noël Coye)

 

 

Romain Pigeaud, « La bataille aurignacienne de l'abbé Breuil », La Recherche n°453, 1er novembre 2006 (en ligne)Romain Pigeaud, « La bataille aurignacienne de l'abbé Breuil », La Recherche n°453, 1er novembre 2006 (en ligne)