La mentalité primitive

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La mentalité primitive
Auteur : Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939)
Auteur de l'analyse : Liliane Maury - Chargée de recherches honoraire au CNRS, enseignante à l’EHESS
Publication :

La mentalité primitive (The Herbert Spencer Lecture delivered at Oxford, 29 may 1931), Oxford Clarendon Press, 1931.

Année de publication :

1931

Nombre de Pages :
23
Résumé :

Lévy-Bruhl fut un des fondateurs de l’anthropologie française, précurseur, en 1910, de cette notion de « mentalité primitive » qui sera reprise par d’autres sociologues (Durkheim) et anthropologues (Lévi-Strauss), sous d’autres formes.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
novembre 2011

Lévy-Bruhl fut un des fondateurs de l’anthropologie française, précurseur, en 1910, de cette notion de « mentalité primitive » qui aura une forte influence avant-guerre, chez les sociologues et psychologues Durkheim, Wallon ou Piéron, ou même chez des philosophes des sciences comme Bachelard. La réception par les anthropologues de cette notion sera plus mitigée, notamment après-guerre : Lévi-Strauss sera très critique tout en s’en inspirant. Encore maintenant, l’œuvre de Lévy-Bruhl, oubliée dans le grand public, amène à se poser une réelle question épistémologique : est-elle imprégnée de la mentalité positiviste et politiquement colonialiste de son époque, ou au contraire permet-elle de poser les bases d’une ethnologie comparative des civilisations – sachant que même dans les civilisations « évoluées » existe un fonds de mentalité primitive, ce que Lévy-Bruhl rappelle ? En tout cas, comme le soulignent Véronique Bedin et Martine Fournier, la « mentalité prélogique » de Lévy-Bruhl offrait une « tête de Turc » toute désignée aux critiques d’une nouvelle génération d’ethnologues.

 


 

Liliane Maury est docteur en psychologie (HDR 1990). Elle a fait sa carrière au Centre d'étude des processus cognitifs et du langage (équipe associée au CNRS et à l'École pratique des Hautes Études), puis dans la section des Sciences humaines et sociales du CNRS (section 35). Depuis sa retraite, elle co-dirige (avec Mireille Delbraccio, ingénieur de recherche au CNRS) un séminaire à l'EHESS, intitulé "Philosophie et sciences humaines", rattaché au CAPHES-ENS et à l'USR 3308-CIRPHLES.

 

Lévy-Bruhl et La mentalité primitive
Liliane Maury - Chargée de recherches honoraire au CNRS, enseignante à l’EHESS
 
 
Je reçus un jour de M. Chavannes, l’admirable savant dont la mort prématurée a laissé tant de regrets, qui se trouvait alors à Pékin, la traduction en français de trois livres d’un historien chinois. Par curiosité, j’ai voulu les lire : je savais que la traduction était irréprochable, et qu’elle rendrait la pensée du texte en toute fidélité. Or j’eus beau lire et relire, je ne parvenais pas à découvrir comment les idées de l’auteur s’enchaînaient, et j’en vins à me demander si la logique des Chinois coïncidait bien avec la nôtre. Au cas où la différence serait réelle, il me semblait qu’il y aurait un intérêt philosophique capital à la déterminer, à l’analyser et à en rechercher les causes (1).
Le 15 février 1923, Lucien Lévy-Bruhl est invité par La Société française de philosophie pour présenter son ouvrage de 1922, La mentalité primitive (2).

 

 

Figure 1: Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939)

Figure 1: Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939)

 

Lévy-Bruhl a une formation philosophique, ce qui est loin d’être négligeable. Cette formation, identique à celle de Bergson, qu’il connaît très bien, il l’a reçue à l’École normale supérieure, dominée, à l’époque, par ce qu’il appelle lui-même : « la glorieuse école spiritualiste française de notre siècle (3) ».
Tout comme Bergson, son cadet de deux ans, il veut mettre fin à ce spiritualisme, issu de Victor Cousin (1792-1867) et quelque peu dépassé. Mais manifestement, il procède à ce renouvellement de façon on ne peut plus opposée à celle de Bergson. Alors que ce dernier met en place une nouvelle métaphysique, c’est-à-dire somme toute, un nouveau spiritualisme, Lévy-Bruhl se tourne vers les sciences humaines, ou plus exactement selon le vocabulaire de l’époque, celles de la nature, qui émergent peu à peu à la charnière des XIXe et XXe siècles, en Angleterre et en France.
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La mentalité primitive est le deuxième livre que Lévy-Bruhl publie sur ce thème ; il sera suivi de quatre autres, que nous évoquerons. Le premier ouvrage qu’il consacre à « la mentalité primitive » paraît en 1910. Il précède donc Les Formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim — dont le sous-titre est « Le système totémique en Australie » —, ou encore Totem et Tabou de Freud, qui datent tous deux de 1912. Ce premier ouvrage s’intitule : Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (4). Voici les premières lignes de l’avant-propos de La Mentalité primitive :
Quand Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures parurent, il y a douze ans, ce livre aurait déjà dû s’appeler La mentalité primitive. Mais parce que les expressions « mentalité » et même « primitive » n’étaient pas encore entrées, comme aujourd’hui, dans le langage courant, j’ai renoncé à ce titre. Je le reprends pour le présent ouvrage. C’est assez dire qu’il fait suite au précédent. Ils traitent tous les deux du même sujet, quoique d’un point de vue différent.
Avant toute chose, soulignons un paradoxe qui traverse toute l’œuvre de Lévy-Bruhl et peut-être la dépasse largement. L’expression « mentalité primitive » dont, on vient de le constater, il ne revendique absolument pas la paternité (5), est cependant irrémédiablement associée à son nom.
Cette expression a fait l’objet de critiques nombreuses et parfois violentes. Lévy-Bruhl les a entendues avec respect et y a répondu honnêtement et longuement. Mais cela ne l’a pas empêché de la maintenir et c’est pourquoi il la choisit pour le titre de la conférence de 1931 à l’université d’Oxford (texte BibNum). Mais il en souligne aussi les limites :
Où, quand, et comment a vécu l’homo sapiens primitif, nous n’en savons rien. Si donc nous persistons à parler de « primitifs », il faut toujours prendre garde que c’est là un terme conventionnel, qui sert à désigner ce qu’on appelait autrefois les « sauvages », des hommes qui, en fait, ne sont pas plus « primitifs » que nous, mais qui appartiennent à des sociétés inférieures ou peu civilisées — « Mentalité », d’autre part, est un terme vague, introduit et popularisé par les journalistes. Il est passé aujourd’hui dans l’usage. Il peut servir à désigner l’ensemble des façons de penser et de sentir, d’où découlent les façons d’agir.
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Un mot à propos des quelques lignes que nous avons placées en exergue de cette analyse. Lévy-Bruhl y raconte, sous forme anecdotique, ce qui lui semble être le facteur déclencheur de son changement d’orientation scientifique. Ou plus exactement, ce qui l’a conduit de la philosophie vers l’anthropologie. Mais rien ne prouve que ce point de vue subjectif soit suffisant pour expliquer cela. On peut aussi penser que l’atmosphère intellectuelle et politique du moment – nous sommes en plein colonialisme – l’a entraîné vers un tel questionnement, et que sa lecture des ouvrages chinois s’en est ressentie. Nous reviendrons dans notre conclusion sur l’attitude de Lévy-Bruhl à l’égard du colonialisme.
Mais une autre préoccupation, d’ordre méthodologique et même scientifique, guide également son travail. Et il l’évoque explicitement dans la conférence d’Oxford :
Les faits dont il s’agit ne nous sont malheureusement pas connus d’une façon aussi satisfaisante que ceux sur lesquels travaillent la physique, la chimie, la biologie, et les autres sciences du même ordre. Ils ne nous sont donnés que sous forme de relations, documents, souvenirs, etc., en un mot de témoignages, de qualité souvent médiocre, soit à cause de la négligence ou de l’inexpérience de leurs auteurs, soit pour tout autre raison. Dans bien des cas, sans même le savoir, ils ont pris parti sur la question qui nous occupe. Persuadés d’avance qu’ils retrouveront, chez les primitifs, les tendances métaphysiques, les croyances religieuses fondamentales qu’ils possèdent eux-mêmes depuis leur enfance, ils les y découvrent en effet, en toute bonne foi. Il serait surprenant qu’ils fussent désappointés.
Lévy-Bruhl se propose donc d’étudier « la mentalité primitive » en elle-même, et sans y projeter, comme c’est souvent le cas, nos façons européennes de penser. Mais un tel dégagement de soi est-il possible ? On verra très clairement qu’il ne peut y parvenir. Toute son œuvre au contraire, montre que « la mentalité primitive » dont il décrit les caractéristiques, ne détient son unité et son homogénéité que par rapport à « la nôtre », à laquelle il l’oppose. Et cette dernière, à son tour, repose également sur le préjugé de rationalité qu’il lui confère. C’est ce qui fait la richesse de cette tentative, comme nous allons tenter de le montrer.

 

 

La mentalité primitive et celle de l’enfant
C’est là le titre du premier article (6) qu’Henri Wallon (1879-1962), qui est psychologue et même psychologue de l’enfant, publie sur l’œuvre de Lévy-Bruhl. Il paraît dans la Revue philosophique — dont Lévy-Bruhl est le directeur —, et porte sur le deuxième ouvrage de Lévy-Bruhl, intitulé L’âme primitive (7). Ce livre a paru l’année précédente, c’est-à-dire 1927.
Wallon, contrairement à Piaget, dont le nom apparaît à la fin de la conférence d’Oxford et dont nous parlerons plus loin, connaît Lévy-Bruhl de longue date. Il l’a eu pour professeur de khâgne à Louis-le-Grand et reconnaît l’avoir eu « pour maître jusqu’à sa mort ». Mais cela ne l’empêche pas, bien au contraire, de faire une analyse critique de son œuvre et de sa conception de « la mentalité primitive ».
Wallon a écrit quatre articles sur ce sujet, et chaque fois, après avoir analysé minutieusement les positions et hypothèses de son maître, il lui reproche en substance ceci :
À plusieurs reprises, Lévy-Bruhl oppose la pensée moderne à celle du primitif comme une pensée conceptuelle à une pensée mystique. Il a lui-même raisonné par concepts. Il a enfermé la définition de chaque mentalité dans un concept strictement délimité. Le concept donne aux choses une notion précise, mais statique et fixiste. Lévy-Bruhl, soucieux de netteté, a ignoré les changements, les contradictions qui travaillent toute réalité du seul fait qu’elle dure, et particulièrement les réalités les plus émouvantes, les plus labiles, les réalités sociologiques. Si l’on veut exprimer son attitude en langage dialectique, on pourrait dire qu’à la thèse de l’homme identique à lui-même dans tous les temps et sous toutes les latitudes, il a opposé l’antithèse de deux mentalités inconciliables, la moderne, la primitive, mais qu’il n’a pas fait la synthèse entre la constance de la nature humaine et les transformations nécessaires de la culture humaine.
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Toute autre est l’attitude de Piaget. Il faut d’abord souligner que ce dernier, contrairement à Lévy-Bruhl et à Wallon, ne se préoccupe guère des différences, que ce soient celles qui pourraient exister entre l’enfant et le « primitif » ou entre le « sauvage » et le « civilisé », sans parler de l’homme et de l’animal, auquel Piaget ne s’est jamais intéressé, même si sa formation initiale est la biologie et si, pour lui, la psychologie relève en dernière instance de cette discipline.

 

 

Figure 2: Jean Piaget (1896-1980, psychologue suisse (photo Université de Genève)

Figure 2 : Jean Piaget (1896-1980), psychologue suisse (photo Université de Genève)
Très tôt, en 1919, alors qu’il n’est qu’assistant au laboratoire fondé par Alfred Binet (1857-1911) et dirigé par le docteur Simon — les auteurs du célèbre test qui porte leurs noms —, le jeune homme est invité par la Société Alfred Binet à faire une conférence sur « La psychanalyse dans ses rapports avec la psychologie de l’enfant (8) ».
Il semble que Piaget soit de ce fait, celui à qui revient l’honneur d’avoir introduit la psychanalyse (non certes à proprement parler l’œuvre de Freud), dans ce lieu vétuste et quelque peu traditionaliste qu’est la Sorbonne. Voici les premières lignes de cette conférence :
Je suis peut-être le seul, dans cette salle, à n’être pas pédagogue. Quant à la psychanalyse, j’en suis à mes premiers éléments. Et je dois parler de la psychanalyse dans ses rapports avec la psychologie de l’enfant ! Vous qui connaissez le Dr Simon, votre sympathique président, comprenez seuls comment il a pu faire de moi la victime de cette mystification. Mais je le tiens pour quitte. « La psychanalyse, m’a-t-il dit, est peu connue en France. Elle n’est étudiée que par nos psychiatres. Une indication sommaire des tendances de la psychanalyse pédagogique serait intéressante. » En bon Suisse que je me flatte d’être, j’ai failli le croire.
C’est dans le texte de cette conférence qu’apparaît le nom de Lévy-Bruhl, curieusement à propos du rêve, dont Piaget donne une définition plus personnelle que freudienne :
Le rêve est un système cohérent d’associations d’idées telles que chaque terme s’associe à l’état de veille à des termes nouveaux, lesquels conduisent finalement à la découverte de conflits psychiques de plus en plus profonds […] C’est un réseau inextricable d’associations-symboles dont la logique est celle des sentiments. C’est la pensée de l’enfant, du névropathe, de l’artiste, du mystique. C’est aussi celle que Lévy-Bruhl a étudiée sous le nom de pensée prélogique et dont le principal caractère chez les primitifs est son union avec la magie.
Le mot « prélogique », dont Piaget s’est emparé, est peut-être à l’origine de toute sa théorie, c’est-à-dire de la description éminemment logique de l’intelligence, de sa naissance chez le petit enfant à son achèvement qui, de ce point de vue, survient à l’adolescence. Cette vision cognitive du développement de l’enfant, dont l’affectivité et les émotions sont totalement absents, où surtout il n’y pas place pour une intervention extérieure (celle de la famille ou de l’école par exemple), est opposée à celle de Wallon.
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Lévy-Bruhl ne s’est jamais expliqué sur le parallèle tentant entre l’enfant et le « primitif » ­— que ce soit, comme le propose Wallon, pour en dégager les différences, ou au contraire les ressemblances, comme le fait Piaget —, mais le mot « prélogique », qu’il a lui-même choisi, suggère indéniablement une vision évolutionniste, qu’il a beaucoup de mal à éviter. Ainsi dans la conférence d’Oxford, on lit ceci :
Ce mot, assez mal choisi, il faut l’avouer, a donné lieu à des malentendus tenaces, extrêmement difficiles à dissiper. Il n’implique pas, nous l’avons dit plus haut, que les esprits des primitifs soient étrangers aux principes logiques : conception dont l’absurdité éclate au moment même où on la formule. Prélogique ne veut pas dire alogique, ni antilogique. Prélogique, appliqué à la mentalité primitive, signifie simplement qu’elle ne s’astreint pas avant tout, comme la nôtre, à éviter la contradiction. Elle n’a pas les mêmes exigences logiques toujours présentes. Ce qui à nos yeux est impossible ou absurde, elle l’admettra parfois sans y voir de difficulté.
C’est dans Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures que Lévy-Bruhl introduit pour la première fois cette expression. Avant d’en définir le sens, de la même façon que dans la conférence, il spécifie néanmoins que « prélogique ne doit pas […] faire entendre une sorte de stade antérieur, dans le temps, à la pensée logique ». Mais, sans doute conscient de l’impasse dans laquelle il s’est indéniablement enfermé et, peut-être de guerre lasse, Lévy-Bruhl finit par renoncer lui-même à l’expression « prélogique ».
En 1949 en effet ­— c’est-à-dire dix ans après la mort de Lévy-Bruhl — son fils Henri (1884-1964) et son élève Maurice Leenhardt (1879-1954) font paraître un curieux petit livre: des Carnets (9). Écrits au jour le jour, lors de ses promenades solitaires au Bois de Boulogne ou ailleurs, ils constituent une sorte de dialogue (ou un soliloque) de l’auteur avec son œuvre, la critiquant, l’interrogeant, et bien entendu, se proposant de la rectifier. Ainsi l’une des pages, datée du 27 juin 1938, a pour titre : « Abandon définitif du caractère prélogique ».

 

 

Nature et culture
« La fameuse question de la prohibition de l’inceste », écrit Lévy-Bruhl, « cette vexata quaetio dont les ethnographes et les sociologues ont tant cherché la solution, n’en comporte aucune. Il n’y a pas lieu de se la poser. Dans les sociétés dont nous venons de parler, il est vain de se demander pour quelle raison l’inceste est prohibé : cette prohibition n’existe pas…; on ne songe pas à l’interdire. C’est quelque chose qui n’arrive pas. Ou, si par impossible cela arrive, c’est quelque chose d’inouï, un monstrum, une transgression qui répand l’horreur et l’effroi. Les sociétés primitives connaissent-elles une prohibition de l’autophagie ou du fratricide ? Elles n’ont ni plus ni moins de raison de prohiber l’inceste.» On ne s’étonnera pas de trouver tant de gêne chez un auteur qui n’a pourtant pas hésité devant les plus audacieuses hypothèses, si l’on considère que les sociologues sont à peu près unanimes à manifester, devant ce problème, la même répugnance et la même timidité (10).
Ainsi s’achève le premier chapitre des Structures élémentaires de la parenté – dont nous avons repris le titre – de Claude Lévi-Strauss. Ce livre paraît en 1947. Tout en étant une thèse universitaire, il est avant tout le point de départ d’une œuvre monumentale, par son ampleur et par sa nouveauté. On sait que Lévi-Strauss a bouleversé le champ des sciences humaines, aussi bien du point de vue théorique que méthodique.

 

 

Figure 3: Claude Lévi-Strauss (1908-2009) (photo WikiCommons Michel Ravassard, UNESCO 16 novembre 2005).

Figure 3: Claude Lévi-Strauss (1908-2009) (photo WikiCommons Michel Ravassard, UNESCO 16 novembre 2005).
Mais la question pour nous est beaucoup plus limitée. On peut se demander quel rôle a bien pu jouer, rôle négatif bien entendu, la notion de « mentalité primitive » dans l’élaboration de ce qui deviendra l’Anthropologie structurale (11).
Disons d’abord que le passage de Lévy-Bruhl que cite Lévi-Strauss est extrait d’un ouvrage exactement contemporain de la conférence d’Oxford, intitulé : Le Surnaturel et la Nature dans la mentalité primitive (12). Mais ce n’est pas là, on s’en doute bien, la seule critique que Lévi-Strauss adresse à son aîné. Ainsi dans La Pensée sauvage (13), qui paraît en 1962 — le livre est dédié à la mémoire de Merleau-Ponty (1908-1961) —, Lévy-Bruhl est à nouveau évoqué, mais sans référence précise à l’un ou l’autre de ses écrits. Et tout au long de cette critique, son nom est systématiquement associé à celui de Sartre, avec qui Lévi-Strauss mène un dialogue très vivant et dépassant largement l’œuvre de Lévy-Bruhl. Ce procédé revient à une sorte de tour de passe-passe, car tout en discutant la thèse de Sartre — qui oppose histoire et structure —, Lévi-Strauss, conclut en renchérissant sur sa critique de « la mentalité primitive » :
La pensée sauvage est logique, dans le même sens et de la même façon que la nôtre quand elle s’applique à la connaissance d’un univers auquel elle reconnaît des propriétés physiques et sémantiques. Ce malentendu une fois dissipé, il n’en reste pas moins vrai que, contrairement à l’opinion de Lévy-Bruhl, cette pensée procède par les voies de l’entendement, non de l’affectivité ; à l’aide de distinctions et d’oppositions, non par confusion et participation.

 

 

Figure 4 : La couverture de l’ouvrage de Lévi-Strauss dans sa première édition de 1962, Plon (image extraite de P.J. Redouté, Choix des plus belles fleurs, Paris 1827). L’analogie est intentionnelle entre la pensée sauvage (Viola tricolor) et la pensée cultivée, au sens botanique du terme. Les éditions suivantes de cet ouvrage reproduiront d’une manière ou d’une autre en couverture Viola Tricolor.

Figure 4 : La couverture de l’ouvrage de Lévi-Strauss dans sa première édition de 1962, Plon (image extraite de P.J. Redouté, Choix des plus belles fleurs, Paris 1827). L’analogie est intentionnelle entre la pensée sauvage (Viola tricolor) et la pensée cultivée, au sens botanique du terme. Les éditions suivantes de cet ouvrage reproduiront d’une manière ou d’une autre en couverture Viola Tricolor.
S’agit-il d’une simple querelle de mots ?
Pas tout à fait. La divergence de vue entre les deux auteurs relève davantage de la psychologie ou de la psychanalyse que de l’ethnologie. Aussi dépasse-t-elle notre propos. Disons simplement qu’il s’agit de savoir s’il est juste et possible de séparer la cognition de l’affectivité, des sentiments ou des émotions, avec de surcroît l’idée que la première, sous la forme de la logique ou de la raison, élimine tout ce côté irrationnel de la pensée ? C’est sur cette séparation que s’appuie ici-même Lévi-Strauss, pour condamner la conception de Lévy-Bruhl.
Mais la critique fondamentale qu’adresse Lévi-Strauss à Lévy-Bruhl porte sur l’évolutionnisme. Lévy-Bruhl, on l’a vu plus haut, a beau s’en défendre, son œuvre et lui-même restent indéniablement tributaires de cette vision progressive de l’esprit humain et des sociétés. Lévi-Strauss, au contraire, affirme la contemporanéité des civilisations qu’étudie l’ethnologie – ce qui n’empêche pas d’en analyser les différences.
Il est un troisième point de comparaison à faire entre les deux auteurs. L’œuvre de Lévi-Strauss ayant complètement éclipsé de nos jours celle de Lévy-Bruhl, et le plus jeune ayant beaucoup critiqué son aîné, on remarquera néanmoins qu’étaient en germe chez Lévy-Bruhl, des éléments importants que développera l’auteur de La Pensée sauvage – notamment l’idée que celle-ci est présente en chacun de nous, qu’on trouve clairement exprimée par Lévy-Bruhl :
Peut-être faut-il aller plus loin encore, et reconnaître que dans tout esprit humain, quel qu’en soit le développement intellectuel, subsiste un fonds indéracinable de mentalité primitive.
La perspective évolutionniste, voire morale (ce fonds de mentalité primitive est « peut-être […] tout ce qui fait la beauté et la grandeur de la vie humaine », écrit Lévy-Bruhl) s’estompera voire disparaîtra chez Lévi-Strauss.

 

 

Du côté de la philosophie
Lévy-Bruhl et Bergson se connaissent très bien. Ils s’estiment aussi probablement, puisqu’en 1889, lorsque Bergson publie sa thèse sur Les données immédiates de la conscience, c’est à Lévy-Bruhl qu’il demande expressément d’en faire le compte rendu « dogmatique » (14)
Ce dernier paraît en effet l’année suivante dans la Revue philosophique (15), alors dirigée par son fondateur, Théodule Ribot (1839-1916), le maître d’œuvre de la psychologie en France. Mais contrairement aux habitudes de la Revue, ce compte rendu n’est pas signé : oubli de la revue, de l’auteur ou acte manqué, c’est-à-dire, selon le docteur Lacan, « un discours réussi » ? Peu importe d’ailleurs. Car si cette recension est très longue et précise, et en apparence élogieuse, il n’en reste pas moins manifeste que Lévy-Bruhl est en plein désaccord avec la thèse de Bergson :
Le livre est parfaitement clair pour qui veut bien faire l’effort que l’auteur lui demande. La langue, ferme et souple, a cette vénusté particulière qui vient de la pureté irréprochable jointe à l’absence de tout ornement superflu. J’ajoute que, dans les passages de description psychologique, le style est d’une finesse qui rivalise avec les nuances les plus délicates des états d’âme étudiés. M. Bergson nous pardonnera de prévoir qu’après lui on continuera sans doute à discuter sur la liberté. Le dernier mot n’a pas été dit.
Or, l’objectif principal que le jeune Bergson donnait à son Essai — et il le spécifie dans l’avant-propos — est bien de mettre un point final et définitif au débat sur « le problème de le liberté ».
Si Bergson est devenu beaucoup plus célèbre que Lévy-Bruhl, il n’en reste pas moins vrai que le débat sur la liberté est loin d’être clos.

 

 

Figure 5 : Inscription sur un pilier du Panthéon de Paris à la gloire d'Henri Bergson (Wikicommons, Piero d'Houin)

Figure 5 : Inscription sur un pilier du Panthéon de Paris à la gloire d'Henri Bergson (Wikicommons, Piero d'Houin)
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En 1932, Bergson publie Les deux sources de la morale et de la religion. Si on laisse de côté La pensée et le mouvant, qui est un recueil de textes datés de diverses époques, et qui paraît en 1938, on peut considérer que Les Deux Sources est le dernier ouvrage de Bergson, avant sa mort en 1941.
Dans le deuxième chapitre, qui porte sur ce que l’auteur appelle « La religion statique », plusieurs pages sont consacrées à une critique de « la mentalité primitive », en d’autres termes à l’œuvre de Lévy-Bruhl. La discussion porte tout d’abord sur la notion de hasard qui, selon Lévy-Bruhl, n’existe pas chez les « primitifs » Voici ce qu’en pense Bergson :
Il n’y a pas de hasard. La formule revient si souvent chez M. Lévy-Bruhl qu’on peut la considérer comme donnant un des caractères essentiels de la mentalité primitive. — Mais, dirons-nous à l’éminent philosophe, en reprochant au primitif de ne pas croire au hasard, ou tout au moins en constatant, comme un trait caractéristique de sa mentalité, qu’il n’y croit pas, n’admettez-vous pas, vous, qu’il y a un hasard ? Et en l’admettant, êtes-vous bien sûr de ne pas retomber dans cette mentalité primitive que vous critiquez, que vous voulez en tout cas distinguer essentiellement de la vôtre ?
C’est dans Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive que Lévy-Bruhl envisage cette question. Il la reprend dans la conférence d’Oxford à propos du miracle :
[…] Même en admettant la possibilité du miracle, nous traçons une démarcation nette entre la nature et ce qui la dépasse. L’attitude de la mentalité primitive est ici différente. Elle distingue, il est vrai, la nature et le surnaturel, mais sans les séparer. A ses yeux, le miracle est chose quotidienne et banale : à chaque instant le cours ordinaire des choses est interrompu ou dévié par l’action de puissances extra-naturelles. Le primitif en est ému, parfois terrifié, rarement surpris. Il s’attend pour ainsi dire à l’inattendu.

Selon Bergson, on peut aller plus loin et parler de « la mentalité primitive chez le civilisé ». Et il ne se prive d’en donner quelques exemples suggestifs. Lévy-Bruhl est-il prêt à admettre une telle conception ? Même s’il reste prudent et plus réservé que Bergson, c’est vers ce point de vue que tendent les lignes rappelées ci-dessus, à la fin de la conférence d’Oxford (sur la présence « dans tout esprit humain […] [d’] un fonds indéracinable de mentalité primitive »).

De façon générale, si Lévy-Bruhl admet une grande proximité entre « la mentalité primitive » et « la nôtre », ce qu’il traque, toujours et avant tout, c’est l’écart qu’il perçoit entre ces deux mentalités et les différences qui en découlent. Dans cet écart se produisent tous les malentendus, entre les « primitifs » et « nous ». C’est là que peut intervenir l’impression d’une sorte de « confusion de pensée (16) ».

 

 

Mentalité prélogique et esprit préscientifique ?

 

L’expression forgée par Lévy-Bruhl a eu un retentissement en dehors du champ de la philosophie et de l’anthropologie. On la trouve reprise par Gaston Bachelard qui, dans La Formation de l’esprit scientifique (1938), reprend l’image donnée par Lévy-Bruhl de la flèche (p. 17-18 du texte d’Oxford, 1931) : Voici par exemple une coutume rapportée par M. Lévy-Bruhl. Pour combattre l’action d’une flèche empoisonnée, la mentalité primitive pense à traiter la flèche et non pas la blessure […] Si la pointe de la flèche est restée dans la plaie, on la retire et on la porte dans un endroit humide où on l’enveloppe de feuilles fraîches. Alors on peut s’attendre à ce que l’inflammation soit légère et tombe vite. Il est possible que la « mentalité prélogique » ait inspiré Bachelard pour « l’esprit préscientifique » : il utilise cette notion pour mener un parallèle avec un remède à caractère préscientifique donné par Francis Bacon (1561-1626), qui conseille de frotter une verrue avec un morceau de lard et de laisser pourrir ce dernier.

 

 

Figure 6 : le philosophe et épistémologue Gaston Bachelard (1884-1962) (photo site Université de Lille)

Figure 6 : le philosophe et épistémologue Gaston Bachelard (1884-1962) (photo site Université de Lille)

 

 

Pour conclure
En 1926 paraît un petit ouvrage de Charles Blondel (1876-1939), qui est psychologue. Il est intitulé : La Mentalité primitive. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, il ne s’agit pas là de l’usurpation d’un titre, mais au contraire, d’un résumé de l’ouvrage de Lévy-Bruhl, à l’usage du grand public. Et d’ailleurs Lévy-Bruhl en a écrit la préface, dont voici un paragraphe :
Vers le XXe siècle, […] on s’est avisé que, pour connaître les « sauvages », il serait peut-être utile de les étudier. Sentiment modeste et raisonnable, que les circonstances avaient favorisé. Déjà Ribot s’était plaint que la psychologie de son temps ne prît pour objet que « l’homme blanc, adulte et civilisé » — D’autre part, la sociologie, pour devenir positive, avait besoin de pratiquer la méthode comparative, et de rapprocher, par conséquent, des temps de sociétés aussi éloignés que possible les uns des autres. Enfin les puissances coloniales comprenaient que la mise en valeur des pays tropicaux reste illusoire sans le concours actif des indigènes. Mais ce concours dépend à son tour de la connaissance que les administrateurs auront de leur mentalité et de la politique de sympathie intelligente à laquelle ils se trouveront amenés. Il y a donc aujourd’hui à la fois un intérêt scientifique et un intérêt politique de la plus haute importance à entrer le plus intimement qu’on pourra dans « la mentalité primitive » — Jusqu’à quel point y sommes-nous parvenus actuellement ? Dans qu’elle mesure saisissons-nous ce qu’ils pensent et comment ils pensent ?
Lévy-Bruhl est un universitaire engagé. Aussi son œuvre pose une question difficile : est-il possible de mener de front et d’entremêler la science — au sens large du terme — et l’action politique ? Lévy-Bruhl, comme d’autres à son époque, son élève Wallon par exemple, en étaient persuadés.
Interrogé sur cette question en 1987, Michel Leiris, qui a mené une double carrière d’ethnologue et de romancier, répond ceci :
Dans la brochure annonçant la fondation de l’Institut d’ethnologie, Lévy-Bruhl émettait l’idée, somme toute néocolonialiste, que l’ethnologie est un moyen d’arriver à des modes plus rationnels et plus humains de colonisation. Donc l’idée que ça pouvait changer quelque chose, ce qui revenait un peu au scientisme du XIXe siècle quand, avec la science, on pensait aller vers le progrès pas seulement technique mais même moral de l’humanité. C’était à ce point de vue une vieille idée (17).

 

Novembre 2011

 

 

 

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(1) Bulletin de la Société Française de Philosophie, XXIII, n°2, avril 1923, p. 17- 48

(2) Lévy-Bruhl, L., La mentalité primitive, Paris, Alcan, 1922, (nouvelle édition, commentée par F.Keck, Champ /Flammarion, 2010)

(3) Lévy-Bruhl, L. L’idée de responsabilité, Paris, Hachette, 1884, p. xi

(4) Lévy-Bruhl, L., Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910

(5) Voir ci-après, où il attribue le terme mentalité aux « journalistes ».

(6) Revue philosophique, 1928, 7-8, 82-105.

(7) L’âme primitive, Paris, Alcan, 1927 (Quadrige /PUF, 1996).

(8) Bulletin de la Société Alfred Binet (Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale), janvier 1920, n°131, 18-45

(9) Lévy-Bruhl, L., Carnets, Paris, PUF, 1949, Quadrige/PUF, 1996

(10) Lévi-Strauss, C., Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1947 (Mouton, 1967)

(11) Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958

(12) Le Surnaturel et la nature dans la mentalité primitive, Paris, Alcan, 1931

(13) La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962

(14) Voir la correspondance Bergson/Lévy-Bruhl dans la Revue philosophique, CLXXIX, 1989, p.483

(15) Revue philosophique, XXIX, 5, mai 1890, 515-538

(16) Voir à ce sujet l’anecdote de la mort du vieux chef Sezongo développée dans la conférence d’Oxford.

(17) Leiris, M., C’est-à-dire, Entretien avec Sally Price et Jean Jamin, Paris, Editions J-M. Place, 1992

 

LIVRES (SOURCES PRIMAIRES)

 

Lévy-Bruhl, Lucien, La Mentalité primitive (1922), édité par F. Keck, Champs Flammarion, 2010.
Lévy-Bruhl, Lucien, La Mentalité primitive (1922), édité par F. Keck, Champs Flammarion, 2010.

 

 

Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage (1962), réédition Presses Pocket, 1990.
Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage (1962), réédition Presses Pocket, 1990.

 

 

 

LIVRES (SOURCES SECONDAIRES)

 

 

 

De L’Estoile, Benoît, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007
De L’Estoile, Benoît, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007

 

 

Keck, Frédéric,  Lévy-Bruhl, Entre philosophie et anthropologie, Paris, CNRS éditions, 2008
Keck, Frédéric, Lévy-Bruhl, Entre philosophie et anthropologie, Paris, CNRS éditions, 2008

 

 

Leiris, Michel, Cinq études d’ethnologie, Paris,  Tel/Gallimard, 1969
Leiris, Michel, Cinq études d’ethnologie, Paris, Tel/Gallimard, 1969

 

 

 

TRAVAUX UNIVERSITAIRES

 

 

 

Logo Lille 3Thèse de doctorat de philosophie, F. Keck, Université Lille III (2003) : "Le problème de la mentalité primitive Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie" (lien)