La théorie de la chaleur de Fourier appliquée à la température de la Terre

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Joseph Fourier
La théorie de la chaleur de Fourier appliquée à la température de la Terre
Auteur : Joseph Fourier (1768-1830)
Auteur de l'analyse : James Lequeux - Astronome émérite à l’Observatoire de Paris
Publication :

Mémoire sur la température du globe terrestre et des espaces planétaires, Mémoires de l'Académie royale des sciences de l'Institut de France, vol. 7 (1827), p. 569-604 [republication de « Remarques générales sur les températures du globe terrestre et des espaces planétaires », Annales de Chimie et de Physique, vol. 27 (1824), p. 136-167]

Année de publication :

1824

Nombre de Pages :
36
Résumé :

Fourier applique sa théorie de la chaleur à la température du globe terrestre, en distinguant trois causes de cette température : 1°/ les rayons du Soleil ; 2°/ la température de l’espace ; 3°/ la chaleur interne datant de la formation de la Terre.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
novembre 2010

Fourier applique sa théorie de la chaleur à la température du globe terrestre, en distinguant trois causes de cette température : 1°/ les rayons du Soleil ; 2°/ la température de l’espace ; 3°/ la chaleur interne datant de la formation de la Terre. Il démontre que la cause n°3 est négligeable, contrairement à ce qu’on croyait à l’époque. Il fait une erreur sur la cause n°2, surestimant la température de l’espace en l’assimilant à celle des régions polaires (depuis lors la mesure de la température la plus basse pour certaines régions de la Lune a été de −238°C). Enfin, à propos de la cause n°1, la principale, Fourier indique le rôle régulateur des courants marins et des vents sur la température terrestre ; il analyse la « chaleur obscure » du globe terrestre (son rayonnement infrarouge thermique) ; il esquisse l’idée, à la suite de Saussure, de l’effet de serre (l’atmosphère oppose « moins d’obstacles à la chaleur lumineuse affluente qu’à la chaleur obscure, qui retourne dans l’autre sens dans l’espace extérieur ») ; visionnaire, il imagine même « les effets de l’industrie humaine », alors balbutiante, sur la température terrestre. Son mémoire est un texte fondateur de ce qu’on appelle à présent la climatologie.


 

James Lequeux, ancien élève de l’École normale supérieure, a été astronome à l’Observatoire de Paris et rédacteur en chef de la revue Astronomy and Astrophysics. Membre de l’Union astronomique internationale, il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et de livres d’histoire des sciences ou de vulgarisation scientifique (chez EDP Sciences notamment).

 

 

James Lequeux

 

La théorie de la chaleur de Fourier appliquée à la température de la Terre
James Lequeux - Astronome émérite à l’Observatoire de Paris
Avant Fourier
On s’est posé depuis longtemps la question de l’origine de la chaleur de la surface de la Terre, car cette chaleur est indispensable à la vie. Si nous sommes aujourd’hui persuadés qu’elle provient essentiellement du Soleil, il n’en était pas de même aux XVIIe et XVIIIe siècles. Lisons par exemple les pages 129 à 131 du livre de la marquise Émilie du Châtelet (1706-1749), Dissertation sur la Nature de la Propagation du Feu (1744) :
Le Soleil paraît destiné à nous éclairer, & à mettre en action ce Feu interne [lire : chaleur] que tous les corps contiennent, & c’est par-là & par le Feu qu’il répand, qu’il est la cause de la végétation, et qu’il donne la vie à la Nature. Mais son action ne pénètre pas beaucoup au delà de la première surface de la terre ; on sait que les Caves de l’Observatoire, qui n’ont environ que 84 pieds de profondeur, sont d’une température égale dans le plus grand froid et dans le plus grand chaud. Donc le Soleil n’a aucune influence à cette profondeur. Le Feu étant également répandu partout, & la chaleur du Soleil ne pénétrant point à 84 pieds de profondeur, le froid devrait augmenter à mesure que la profondeur augmente, puisque le Soleil échauffe continuellement la superficie, & n’envoie aucune chaleur à 84 pieds. Mais le froid, loin d’augmenter avec la profondeur, diminue au contraire avec elle lorsqu’elle passe de certaines bornes ; c’est ce que M. Mariotte a éprouvé en mettant le même thermomètre consécutivement dans deux Caves, l’une de 30 pieds de profondeur, et l’autre de 84 ; le thermomètre ne passa pas 51 degrés ½ dans la première, mais il monta à 53 degrés ½ dans la seconde : Donc puisque la chaleur était plus grande à 84 pieds qu’à 30, il faut qu’un Feu renfermé dans les entrailles de la terre, soit la cause de cette chaleur, qui augmente lorsqu’elle devrait diminuer.

Les observations citées sont bonnes et l’existence d’une source interne de chaleur dans la Terre est bien mise en évidence par la marquise ; elle parle ailleurs du volcanisme qui en est une autre preuve. Mais ce qui est incompris par elle et par tout le monde, et le restera jusqu’à Fourier, est que l’absence de variations annuelles de la température au delà d’une certaine profondeur dans la Terre ne signifie nullement que la chaleur provenant du Soleil ne pénètre pas dans le sol : l’effet loin de la surface en est simplement moyenné au cours du temps, comme nous allons le voir avec Fourier.

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Buffon (1707-1788) partage les vues de la marquise du Châtelet. Il écrit p. 12 et 13 de son ouvrage de cosmogonie, Les Époques de la Nature (1778) :
Le globe terrestre a une chaleur intérieure qui lui est propre, et qui est indépendante de celle que les rayons du soleil peuvent lui communiquer […] La chaleur que le soleil envoie à la terre est assez petite, en comparaison de la chaleur propre du globe terrestre ; et cette chaleur envoyée par le soleil, ne serait pas seule suffisante pour maintenir la Nature vivante.

Buffon pense que la Terre a été formée à très haute température, comme « un petit soleil détaché du grand » et se refroidit continuellement. En tant que maître de forges, il fabrique des boulets de canon en fer et peut étudier leur refroidissement. Puis, ayant constaté que le temps de refroidissement est inversement proportionnel au diamètre du boulet, ce qui est exact pour de petites sphères mais faux pour de grandes (voir l’encadré 2), il extrapole ses mesures à la Terre afin de savoir comment elle s’est refroidie : il trouve qu’il lui a fallu 2 936 ans pour parvenir à un état où elle s’est solidifiée et a cessé d’être incandescente (admirons la précision sur le chiffre !), puis 74 832 ans « environ » (sic !) pour parvenir à l’état présent. Ce résultat ne lui pose pas de problème, car on ignore totalement à l’époque quelles sont les échelles de temps des phénomènes terrestres – on soupçonne cependant qu’elles sont bien plus longues que les quatre millénaires résultant de la généalogie biblique. Buffon prévoit que, le refroidissement continuant, toute vie disparaîtra dans 93 000 ans : la Terre ne sera plus alors qu’un globe gelé inerte.

Joseph Fourier (1768-1830)

Figure 1 : Joseph Fourier en 1823 (gravure par Jules Boilly).

Figure 1 : Joseph Fourier en 1823 (gravure par Jules Boilly).

Né dans une famille pauvre et orphelin de bonne heure, Joseph Fourier est instruit par les Bénédictins à l’École militaire d’Auxerre. Il est destiné à l’état ecclésiastique, mais ses dons en mathématiques sont tels qu’il est nommé professeur dans cette école à l’âge de 16 ans. Il fait partie en 1794 de la première promotion de l’École normale supérieure. Il est remarqué par Legendre et par Monge, et prend part à l’expédition d’Égypte. Il devient secrétaire de l’Institut d’Égypte et rédige l’introduction de la Description de l’Égypte. Napoléon le nomme en 1802 préfet de l’Isère, poste qu’il occupe à la satisfaction générale jusqu’à la Restauration, qui le destitue et le laisse sans ressources. Cependant, le Préfet de Paris, M. de Chabrol, qui l’estime, lui trouve un emploi au Bureau de la statistique de la capitale. Fourier est élu en 1817 à l’Académie des sciences dont il devient secrétaire perpétuel en 1822, puis à l’Académie française en 1826. C’est à Grenoble, aux rares heures de liberté que lui laisse sa charge préfectorale, qu’il élabore sa Théorie analytique de la chaleur. Les développements mathématiques de Fourier sont peu estimés par Lagrange, par Laplace et par Poisson, car ils ne sont pas toujours rigoureux, mais visent à un résultat utile ; ils sont cependant si novateurs que la consécration finira par venir, très longtemps après sa mort (voir Kahane, Le retour de Fourier, Académie des Sciences, 2005). Les travaux de Fourier sur les séries trigonométriques sont à l’origine de remarquables développements en physique mathématique au 20e siècle, au point que l’on peut le considérer comme le fondateur de cette discipline. (D’après Arago, « Éloge historique de Joseph Fourier », Mémoires de l’Académie royale des sciences, 14, 1833, et Dhombres & Robert, Fourier, créateur de la physique mathématique, Belin 1998)

 

L’intervention de Fourier
Joseph Fourier va à son tour s’intéresser au problème. Il écrit dans son Mémoire sur la température du globe terrestre et des espaces planétaires (texte BibNum, p. 590) :
La question des températures terrestres m’a toujours paru un des plus grands objets des études cosmologiques, et je l’avais principalement en vue en établissant la théorie mathématique de la chaleur.

Le mémoire commence par un exposé général, dont les différents points sont examinés plus en détail à partir de la p. 575. Fourier définit d’abord de façon très claire, p. 569-570, les différentes sources de chaleur de la surface terrestre :

La chaleur du globe terrestre dérive de trois sources qu’il est d’abord nécessaire de distinguer. 1° La terre est échauffée par les rayons solaires, dont l’inégale distribution produit la diversité des climats. 2° Elle participe (1) à la température commune des espaces planétaires, étant exposée à l’irradiation des astres innombrables qui environnent de toutes parts le système solaire. 3° La terre a conservé dans l’intérieur de sa masse une partie de la chaleur primitive, qu’elle contenait quand les planètes ont été formées.

Puis il tente d’évaluer l’importance relative de ces trois sources à l’aide de sa théorie mathématique de la chaleur, à propos de laquelle il indique avec fierté que rien d’équivalent n’existait auparavant. Remarquons en passant que, comme beaucoup de ses contemporains, Fourier pense que la chaleur est un fluide, le fluide calorique, qui imprègne plus ou moins tous les corps et se propage par conduction selon les lois qu’il a établies. D’autres, qui sont une minorité, pensent que la chaleur est un état d’agitation interne plus ou moins grand des corps, ce qui correspond à nos connaissances actuelles. De plus, la chaleur peut être transmise dans l’espace par rayonnement : il s’agit alors de la chaleur rayonnante, dont on n’a pas encore établi à l’époque de Fourier la totale identité avec le rayonnement électromagnétique. Mais peu importe : les résultats obtenus par Fourier ne dépendent nullement de la nature physique de la chaleur.

 

La chaleur interne du globe terrestre (3e cause) n’a qu’un effet négligeable
Fourier affirme, p. 570 :
La chaleur primitive du globe ne cause plus d’effet sensible à la surface. La température de surface ne surpasse pas d’un trentième de degré centésimal la dernière valeur à laquelle elle doit parvenir : elle a d’abord diminué très rapidement ; dans son état actuel, ce changement continue avec une extrême lenteur.

Fourier n’en donne pas de démonstration dans ce texte, mais on peut la trouver ailleurs, dans son mémoire de 1820 Sur le refroidissement séculaire du globe terrestre (2). Il montre du même coup que la chaleur qui provient de l’intérieur du globe est négligeable vis à vis de celle qui provient du Soleil, qui n’a cependant pas été mesurée à l’époque : elle le sera pour la première fois en 1838 par Claude Pouillet (1790-1868), qui obtient 1230 W/m2 au dessus de l’atmosphère perpendiculairement à la direction du Soleil (la valeur moderne (3) est 1367 W/m2).

 

Figure 2 : Claude Pouillet (1790-1868). Physicien français, ancien élève de l’École normale supérieure, administrateur du Conservatoire des Arts & métiers de 1831 à 1849.Il est le premier à avoir calculé une valeur de la chaleur solaire sur Terre.

Figure 2 : Claude Pouillet (1790-1868). Physicien français, ancien élève de l’École normale supérieure, administrateur du Conservatoire des Arts & métiers de 1831 à 1849.Il est le premier à avoir calculé une valeur de la chaleur solaire sur Terre.
Compte tenu des nuits, de la différence d’ensoleillement avec la latitude et du renvoi d’une partie de l’énergie vers l’espace, il ne pénètre dans le sol que 390 W/m2 en moyenne sur le globe. Fourier ignore ce chiffre, mais comme il trouve que la chaleur provenant de l’intérieur du globe ne pourrait fondre que 3 cm d’épaisseur de glace en un an (voir l’encadré), ce que le Soleil ferait aisément en une seule belle journée sous nos latitudes, il lui paraît évident que cette chaleur interne ne joue qu’un rôle négligeable pour chauffer le sol en comparaison de celle qui vient du Soleil.
L’encadré ci-dessous donne un très bref résumé des résultats de Fourier, transposés en notation moderne.

 

La propagation de la chaleur et l’échauffement de la Terre

Rappelons les notions suivantes : - la chaleur spécifique massique c, qui est l’énergie nécessaire pour augmenter d’un degré K l’unité de masse d’un corps. Elle s’exprime en J kg-1 K-1 ; - la conductivité thermique λqui est la densité de flux d’énergie (flux par unité de surface perpendiculaire à la direction de propagation) qui traverse l’unité de longueur du corps soumis à une différence de température unité. Elle s’exprime, comme sa définition l’indique, en W m-1 K-1 ; - la diffusivité thermique D = λ/ρc, ρ étant la masse spécifique du corps (exprimée en kg m-3). Elle s’exprime en m2 s-1. Sous sa forme générale, l’équation de la chaleur s’écrit :

λ∇T + P = ρc∂T/∂t ,

où ∇ est l’opérateur laplacien, ∂2/∂x2 + ∂2/∂y2 + ∂2/∂z2 en coordonnées cartésiennes, et P la puissance produite dans l’unité de volume du milieu au point courant. Fourier aborde deux problèmes. L’un d’eux est celui de la variation de la température en fonction de la profondeur x alors que la surface du sol est portée à une température variable : le problème est à une dimension et P = 0 puisqu’il n’y a pas création de chaleur à l’intérieur du sol. L'équation de la chaleur se réduit alors à sa forme la plus connue :

∂T/∂t = D∂2T/∂x2,

En supposant que la température superficielle varie sinusoïdalement avec une amplitude ΔTO et une période p, la solution de cette équation est :

ΔT(x) = ΔT0 exp(iωt+iax) exp(-ax) , avec ω = 2π/p et a = (π/pD)1/2

Figure 3 : Courbe sinusoïde amortie par exponentielle négative, solution de l’équation de la chaleur sous sa forme simple (dessin Lycée Faidherbe, Lille,

Figure 3 : Courbe sinusoïde amortie par exponentielle négative, solution de l’équation de la chaleur sous sa forme simple (dessin Lycée Faidherbe, Lille, www.faidherbe.org)

L’amplitude des variations diminue donc exponentiellement avec la profondeur, avec une échelle de hauteur 1/a = (pD/π)1/2 (échelle correspondant à une amplitude divisée par e = 2,72) ; les variations sont déphasées, par rapport aux variations en surface, de 2π par échelle de hauteur. En prenant pour le sol D ≈ 10-6 m2 s-1, on obtient pour les variations diurnes (p = 86 400 s) une échelle de hauteur de 17 cm, et pour les variations annuelles (p = 3,16 107 s) une échelle de hauteur de 3,2 m, en accord avec les observations (Fourier utilise l’équation à l’envers pour déterminer D à partir de la mesure de ces échelles de hauteur). Ces quantités ne sont que des ordres de grandeur, car elles varient évidemment avec la nature du sol.

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L’autre problème que se pose Fourier est celui du refroidissement par conduction d’une sphère – la Terre – de température initiale élevée et uniforme. Fourier montre, dans son mémoire de 1820, que, toutes choses égales par ailleurs, le temps de refroidissement est proportionnel au rayon de la sphère si celle-ci est suffisamment petite pour garder une température uniforme, et proportionnel au carré de ce rayon si la sphère est très grande. Il montre également, en réduisant le problème à une dimension (ce qui revient à supposer plane la surface locale de la Terre), que le gradient de température en surface est lié au temps de refroidissement t depuis une température T0 par la relation :

∂T/∂x = T0/(πtD)1/2 .

Cette formule a été retrouvée vers 1860 par Lord Kelvin : bien que déjà résolu par Fourier, le problème est souvent appelé problème de Kelvin. En prenant par exemple T0 = 3 000°C, ∂T/∂x = 0,03°C par mètre et D ≈ 10-6 m2 s-1, valeur obtenue à partir des mesures des variations diurnes ou annuelles de la température du sol en profondeur (voir ci-dessus), on obtient un temps de refroidissement d’environ 108 années. Ce calcul ne tient pas compte du transfert de chaleur par convection dans le manteau, ni de la production d’énergie par la décomposition de l’uranium et d’autres éléments radioactifs, phénomènes inconnus au XIXe siècle : le résultat est donc grossièrement inexact. Fourier estime que le flux de chaleur λ∂T/∂x qui sort de la surface de la Terre ferait fondre 3 m d’épaisseur de glace en 100 ans, ce qui correspond à un flux de 0,3 W m-2 en unités modernes. Les estimations récentes donnent 0,08 W m-2 en moyenne sur l’ensemble de la Terre, dont près de 60% provient de la radioactivité terrestre naturelle. Cette valeur est plus faible que celle de Fourier, car celui-ci n’avait pu estimer qu’une valeur locale, valable seulement pour le continent ouest-européen.

 

 

L’échauffement solaire (1E cause) et l’effet de serre
Ayant montré que la chaleur de la surface terrestre vient essentiellement du Soleil, Fourier va l’analyser (p. 571) :
Les rayons de chaleur que le soleil envoie incessamment au globe terrestre y produisent deux effets très distincts : l’un est périodique, et s’accomplit tout entier dans l’enveloppe extérieure, l’autre est constant : on l’observe dans les lieux profonds, par exemple, à 30 mètres au-dessous de la surface. La température de ces lieux ne subit aucun changement sensible dans le cours de l’année, elle est fixe ; mais elle est très différente dans les différents climats : elle résulte de l’action perpétuelle des rayons solaires et de l’inégale exposition des parties de la surface, depuis l’équateur jusqu’aux pôles […] L’effet périodique de la chaleur solaire consiste dans les variations diurnes et annuelles. Cet ordre de faits est représenté exactement et dans tous ses détails par la théorie [que nous résumons dans l’encadré]. La comparaison des résultats avec les observations servira à mesurer la faculté conductrice des matières dont l’enveloppe terrestre est formée [en fait, la diffusivité thermique D].

On ne peut être plus clair ; ici on voit le mathématicien qui a remarqué que l’équation de la chaleur est linéaire, et que l’on pouvait donc traiter séparément la moyenne du rayonnement solaire (« l’action perpétuelle des rayons solaires ») et ses variations. Puis Fourier ajoute (p. 572) :

La présence de l’atmosphère et des eaux a pour effet général de rendre la distribution de la chaleur plus uniforme […] Les liquides conduisent très difficilement la chaleur ; mais ils ont, comme les milieux aériformes, la propriété de la transporter rapidement dans certaines directions. C’est cette propriété qui, se combinant avec la force centrifuge [plus exactement l’accélération de Coriolis], déplace et mêle toutes les parties de l’atmosphère et celles de l’Océan ; elle y entretient des courants réguliers et immenses.

Fourier remarque donc que les courants marins et les vents tendent à uniformiser les températures sur la Terre. Nous verrons plus loin qu’il a malgré tout sous-estimé l’importance de ces effets. Mais voici qui est encore plus intéressant à nos yeux :

L’interposition de l’air modifie beaucoup les effets de la chaleur à la surface du globe […] La chaleur du soleil, arrivant à l’état de lumière, possède la propriété de pénétrer les substances solides ou liquides diaphanes [transparentes], et la perd presque entièrement lorsqu’elle s’est convertie, par sa communication aux corps terrestres, en chaleur rayonnante obscure [c’est-à-dire en rayonnement infrarouge thermique]. Cette distinction de la chaleur lumineuse et de la chaleur obscure explique l’élévation de température causée par les corps transparents. La masse des eaux qui couvre une grande partie du globe, et les glaces polaires, opposent moins d’obstacles à la chaleur lumineuse affluente qu’à la chaleur obscure, qui retourne en sens contraire dans l’espace extérieur[…] La présence de l’atmosphère produit un effet du même genre, mais qui, dans l’état actuel de la théorie et à raison du manque d’observations comparées, ne peut encore être exactement défini.

Ainsi, les masses océaniques et glaciaires contribuent à élever la température terrestre, puisqu’elles laissent plus facilement entrer la « chaleur lumineuse » que sortir la « chaleur obscure ». Suivant le même principe, Fourier a aussi compris l’existence d’un effet de serre dû à l’atmosphère : le rayonnement thermique de la Terre est partiellement retenu par l’atmosphère. Cet effet avait été suggéré dès 1780 par Horace Bénédict de Saussure (1740-1799), ce que mentionne d’ailleurs Fourier p. 585 ; mais il faudra attendre 1861 pour que John Tyndall (1820-1893) montre que la vapeur d’eau et le gaz carbonique en sont responsables, en raison des bandes d’absorption qu’ils présentent dans l’infrarouge, et 1896 pour que Svante Arrhenius (1859-1927) en fasse les premières estimations quantitatives.

 

Figure 4 : Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799). Géologue et naturaliste genevois, auteur de Les voyages dans les Alpes (4 tomes).

Figure 4 : Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799). Géologue et naturaliste genevois, auteur de Les voyages dans les Alpes (4 tomes).

 

Le rayonnement de l’espace (2E cause)
Fourier affirme ensuite que « la température des pôles est assez peu élevée au-dessus de celle de l’espace planétaire [nous dirions aujourd’hui : espace interplanétaire, ou interstellaire] ». En effet, comme les pôles ne reçoivent que peu de rayonnement du Soleil mais ne sont pas extrêmement froids, Fourier pense qu’il doit y avoir une source de chaleur en dehors du rayonnement solaire. Elle ne peut provenir de l’intérieur de la Terre, qui ne donne qu’un flux négligeable, mais de l’espace (c’est la deuxième source de chaleur qu’il considère, voir plus haut) : c’est « le rayonnement de tous les corps de l’univers, dont la lumière et la chaleur peuvent arriver jusqu’à nous » (p. 582).
Donc le sol des régions polaires doit se mettre en équilibre thermique avec ce rayonnement, qui doit être important, sinon « les régions polaires subiraient un froid immense » : Fourier estime que la température de l’espace est de −50° à −60°C, ce qui correspond aux températures les plus basses enregistrées en Sibérie. Il envisage ce qui se passerait si le rayonnement de l’espace n’existait pas (p. 581) :
Dans cette hypothèse d’un froid absolu de l’espace, s’il est possible de la concevoir, tous les effets de la chaleur, tels que nous les observons à la surface du globe, seraient dus à la présence du soleil. Les moindres variations de la distance de cet astre à la terre occasionneraient des changements très considérables dans les températures, l’excentricité de l’orbite terrestre donnerait naissance à diverses saisons. L’intermittence des jours et des nuits produirait des effets subits et totalement différents de ceux qui subsistent. La surface des corps serait exposée tout à coup, au commencement de la nuit, à un froid infiniment intense. Les corps animés et les végétaux ne résisteraient point à une action aussi forte et aussi prompte, qui se reproduirait en sens contraire au lever du soleil.
Dans un mémoire de 1838, Pouillet arrive à une température du ciel de −142°C (Pouillet, 1838, p. 38) ; mais il pense que le rayonnement de l’espace est presque aussi efficace que celui du Soleil pour chauffer la surface de la Terre, ce qui l’étonne quelque peu et est d’ailleurs strictement impossible si sa température est aussi basse. Mais il est vrai qu’il ignore, comme Fourier, les lois du rayonnement découvertes bien plus tard : en réalité, on peut facilement calculer, en utilisant la loi de Stefan qui dit que l’énergie reçue d’une source de température absolue T couvrant un angle solide Ω est proportionnelle à ΩT4, que le Soleil envoie plus de 100 fois plus d’énergie sur la Terre qu’un ciel qui serait à −142°C.
Nous savons aujourd’hui que Fourier et Pouillet se trompent tous les deux sur la température du ciel. Nous connaissons l’ensemble du rayonnement électromagnétique dans lequel baigne la Terre : si l’on fait abstraction de ce qui vient du Soleil, il est dominé par le rayonnement fossile de l’Univers qui est celui d’un corps noir à 2,725 degrés absolus, soit −270°C. La température la plus basse mesurée pour les régions de la Lune qui ne voient jamais le Soleil est de −238°C, et il est vraisemblable que le fond des cratères de ses pôles est encore plus froid ; en soignant l’isolation thermique, on peut dans les satellites artificiels refroidir des surfaces par rayonnement vers l’Univers jusqu’à des températures semblables. Fourier, et avec lui tous ses contemporains, bien que conscients, comme nous l’avons vu, du fait que les vents et les courants marins tendent à homogénéiser la température des différentes parties du globe, ont fortement sous-estimé leur effet sur la température des régions les plus froides. Fourier écrit en effet, p. 584 :
La mobilité des eaux et celle de l’air tendent à modérer les effets de la chaleur et du froid ; elle rend la distribution plus uniforme ; mais il serait impossible que l’action de l’atmosphère suppléât à cette cause universelle qui entretient la température commune des espaces planétaires.

Fourier et Pouillet ont aussi sous-estimé, voire oublié, l’inertie thermique et l’effet de serre qui diminuent le contraste jour-nuit.

La petite phrase de la p. 581, « l’excentricité de l’orbite terrestre donnerait naissance à diverses saisons », est très intéressante : l’idée que les variations de l’orbite de la Terre puissent affecter les saisons (4) nous semble nouvelle, à ce moment-là. Elle sera développée vers 1830 par John Herschel (1792-1871), puis par d’autres, et sera à la base de la théorie astronomique du climat de Milutin Milankovich (1879-1958) (5).

 

Conclusion
À part l’erreur faite par Fourier sur la température de l’espace, son mémoire contient des résultats entièrement nouveaux et importants, ainsi que de très belles intuitions. Fourier a même prévu que l’activité humaine puisse affecter le climat en modifiant la nature de la surface de la Terre :
Les mouvements de l’air et des eaux, l’étendue des mers, l’élévation et la forme du sol, les effets de l’industrie humaine et tous les changements accidentels de la surface terrestre modifient les températures dans chaque climat. (p. 584) De tels effets sont propres à faire varier, dans le cours de plusieurs siècles, le degré de la chaleur moyenne (p. 592)
Même s’il est loin d’envisager une modification éventuelle de l’effet de serre due à « l’industrie humaine » – ce qui n’est pas étonnant à une époque où le mécanisme détaillé de cet effet n’était pas connu –, Fourier avec ce texte peut être considéré comme l’un des précurseurs de la climatologie actuelle.

 

Novembre 2010

 

 

 

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(1) Sous ce terme, il convient de comprendre que la température sur Terre dépend « de la température commune des espaces planétaires ».

(2) Annales de chimie et de physique, 13 (1820), p. 418-438. Résumé dans Œuvres de Fourier, Gauthier-Villars, Paris, 1888-1890, t. 2, p. 271-288, accessible par Gallica.

(3) cf. Pouillet, Mémoire sur la chaleur solaire, sur les pouvoirs rayonnants et absorbants de l'air atmosphérique et sur la température de l'espace, Bachelier, Paris 1838, et Lequeux, François Arago, un savant généreux, EDP Sciences et Observatoire de Paris, 2008, p. 327.

(4) Dont la cause principale est, rappelons-le, l’inclinaison de 23,5° de l’axe de rotation de la Terre par rapport au plan d’écliptique.

(5) Voir Lequeux, Le Verrier, savant magnifique et détesté, EDP Sciences et Observatoire de Paris, 2009, p. 306-311.

 

À LIRE (LIVRES OU ARTICLES CONTEMPORAINS)

 

Dhombres, Jean, & Robert, Jean-Bernard, 1998. Fourier, créateur de la physique mathématique, collection « Un savant, une époque », Belin, Paris : l’ouvrage de référence. Dhombres, Jean, & Robert, Jean-Bernard, 1998. Fourier, créateur de la physique mathématique, collection « Un savant, une époque », Belin, Paris : l’ouvrage de référence.

 

 

Académie des sciences
Kahane, Jean-Pierre, 2005 (PDF). Le retour de Fourier, Académie des sciences.

 

 

Lequeux, James, 2008. François Arago, un savant généreux, EDP Sciences et Observatoire de Paris, Les Ulis et Paris.
Lequeux, James, 2008. François Arago, un savant généreux, EDP Sciences et Observatoire de Paris, Les Ulis et Paris.

 

 

Lequeux, James, 2009. Le Verrier, savant magnifique et détesté, EDP Sciences et Observatoire de Paris, Les Ulis et Paris.
Lequeux, James, 2009. Le Verrier, savant magnifique et détesté, EDP Sciences et Observatoire de Paris, Les Ulis et Paris.

 

 

 

À LIRE (SOURCES PRIMAIRES SUR INTERNET)

 

 

 

Gallica Arago, François, 1833. Éloge historique de Joseph Fourier, Mémoires de l’Académie royale des sciences, 14, p. lxix-cxxxviii

 

 

Gallica Fourier, Joseph, 1820. Sur le refroidissement séculaire du globe terrestre, Annales de Chimie et de Physique, vol. 13, p. 418-438. Résumé étendu dans les Œuvres de Fourier, vol. 2, p. 271-288.

 

 

Google livres Fourier, Joseph, 1822. Théorie analytique de la chaleur, Firmin Didot Père et Fils, Paris. Le Mémoire sur la théorie analytique de la chaleur de 1825 en constitue la première partie (numérisation médiocre).

 

 

Fourier, Joseph, 1824. Remarques générales sur les températures du globe terrestre et des espaces planétaires, Annales de Chimie et de Physique, vol. 27, p. 136-167

 

 

Gallica Fourier, Joseph, 1825. Mémoire sur la théorie analytique de la chaleur, Mémoires de l'Académie royale des sciences de l'Institut de France, vol. 8 (1829), p. 581-622.

 

 

Gallica Fourier, Joseph, 1888-1890. Œuvres de Fourier, Darboux G. (éd.) 2 vol. Gauthier-Villars, Paris. Le vol. 1 contient la Théorie analytique de la chaleur, « corrigée » par Darboux. Le vol. 2 est accessible par ici.