La conférence Nobel de Frédéric Joliot (décembre 1935)

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La conférence Nobel de Frédéric Joliot (décembre 1935)
Auteur : Frédéric Joliot (1900-1958) Physicien français
Auteur de l'analyse : Pierre Radvanyi - Directeur de recherche honoraire au CNRS
Publication :

Conférences Nobel faites à Stockholm le 12 décembre 1935 par Mme Irène Joliot-Curie et par M. le Professeur Dr Frédéric Joliot ; tiré à part de « Les prix Nobel en 1935 » (le texte BibNum est le second discours, celui de Frédéric Joliot).

Année de publication :

1935

Nombre de Pages :
5
Résumé :

La découverte de la radioactivité artificielle (et avec elle de la radioactivité ϐ+, émission d’un positon) aura de nombreuses applications médicales, comme celle des traceurs radioactifs.

Source de la numérisation :
Mise en ligne :
avril 2009

drapeau français

Dans sa conférence Nobel de décembre 1935, Joliot revient sur la découverte de la radioactivité artificielle (mise en évidence de l’isotope radioactif du phosphore : ainsi, il n’y avait pas que les éléments lourds susceptibles d’être radioactifs), accompagnée par la découverte de la radioactivité ϐ+ (émission d’un électron positif par l’élément radioactif non naturel). Joliot a aussi dans son discours Nobel l’intuition des réactions en chaîne qui sera vérifiée quelques années plus tard. Comme les rayons X, la radioactivité artificielle eut immédiatement des applications médicales. Les traceurs radioactifs, faits à partir d’éléments radioactifs de faible durée de vie (donc préparés à l’hôpital), se fixent sur des organes à étudier et émettent un rayonnement gamma (annihilation d’un électron et d’un positon) capté par le scintigraphe.

 

 

Drapeau anglais

In his Nobel lecture in December 1935, Joliot returns to the discovery of artificial radioactivity (highlighted from the radioactive isotope of phosphorus: thus it was not only the heavy elements which could be radioactive), accompanied by the discovery of radioactivity ϐ+ (emission of a positive electron by the non-natural radioactive element). In his Nobel speech Joliot also suspected chain reactions which would be verified some years later. Like X-rays, artificial radioactivity immediately had medical applications. Radioactive tracers, made from radioactive elements with short lives (thus prepared in the hospital), become attached to the studied bodies and emit gamma radiation (the annihilation of an electron and positron) which is captured by scintigraphy.

 


 

Pierre Radvanyi, ancien élève de Frédéric Joliot-Curie, est directeur de recherche honoraire au CNRS et travaille à l'Institut de physique nucléaire d'Orsay (IN2P3-Université Paris-Sud). Il est auteur ou co-auteur de nombreux ouvrages scientifiques et de sites Internet (www.mariecurie.science.gouv.fr, www.laradioactivite.com)

 

 

Pierre Radvanyi

 

La découverte de la radioactivité artificielle
Pierre Radvanyi - Directeur de recherche honoraire au CNRS
Frédéric Joliot naît à Paris le 19 mars 1900. Son frère aîné est tué dès les premiers jours de la guerre de 1914-1918. Frédéric entre à l'École de physique et chimie industrielles de la ville de Paris et en sort major en physique. En décembre 1924, le directeur des études, Paul Langevin, le présente à Marie Curie qui en fait son préparateur particulier à l'Institut du Radium, créé pour elle en 1909 par l'Université de Paris et l'Institut Pasteur. Marie Curie charge sa fille, Irène, alors son assistante, de piloter le jeune homme.
Frédéric et Irène se marient en 1926. Quelque temps après, ils décident d'entreprendre des expériences en commun ; Irène continuera à signer leurs publications de son nom de jeune fille. Ils préparent des sources très intenses de polonium sur de très petites surfaces, grâce aux stocks de Radium D (1) accumulés par Marie Curie : les particules alpha (2) émises par le polonium radioactif leur servent de projectiles pour explorer les noyaux.

 

L’héritage de Marie et Pierre Curie

 

Bien naturellement Irène et Frédéric, dans leurs discours Nobel respectifs, rendront hommage à Pierre et Marie Curie, les parents d’Irène. C’est notamment grâce à Marie Curie qu’ils disposaient de sources importantes de corps radioactifs comme le polonium, issu du radium D, provenant d'ampoules ayant contenu du radon à usage médical, que Marie Curie avait soigneusement conservées à l’Institut du Radium. Frédéric Joliot en particulier rendra un hommage émouvant à Marie Curie (elle était disparue en juillet 1934, mais avait eu le temps encore d'assister, en janvier de cette année, à la découverte de la radioactivité artificielle par sa fille et son gendre) :

Ce fut certainement une grande satisfaction pour notre regrettée Maître Marie Curie d’avoir vu ainsi se prolonger cette liste des radioéléments qu’elle avait eu, en compagnie de Pierre Curie, la gloire d’inaugurer.

 

 

En 1930, avait été observé à Berlin un rayonnement très pénétrant lors du bombardement de noyaux légers par des particules alpha (3). En janvier 1932, Frédéric et Irène mettent en évidence le fait que ce même rayonnement – qu’ils pensent constitué de rayons gamma – a la capacité d’éjecter des protons de substances hydrogénées (comme la paraffine ou la cellophane). Partant de leurs résultats, un mois plus tard, le Britannique James Chadwick montre qu'il s'agit en fait de "neutrons". En 1934, le jeune couple découvre la radioactivité artificielle – évoquée un peu plus loin –, qui leur vaudra le prix Nobel de chimie.

 

 

 

Figure 1: Frédéric et Irène Joliot-Curie dans leur laboratoire de l'Institut du Radium en 1934 (photographie droits réservés Association Curie-Joliot Curie ACJC)

 

 

Frédéric est nommé en 1937 professeur au Collège de France et devient directeur du laboratoire de chimie nucléaire de cet établissement, ainsi que du laboratoire de synthèse atomique d'Ivry de la Caisse nationale de la Recherche scientifique, ancêtre du CNRS. Irène, nommée en 1936 professeur à la Faculté des sciences de l'Université de Paris, devient pour quelques mois le premier Sous-secrétaire d'État à la recherche scientifique dans le gouvernement de Léon Blum.

 

En décembre 1938, Otto Hahn et Fritz Strassmann découvrent la fission de l'uranium sous l'action des neutrons, dont Lise Meitner et Otto Frisch donneront l'explication physique. Frédéric Joliot se lance aussitôt dans l'étude de ce nouveau phénomène : il confirme sa réalité grâce à l'énergie énorme libérée, puis avec ses collaborateurs, Hans Halban et Lew Kowarski, étudie la possibilité d'une réaction en chaîne. Une remarquable série d'expériences est menée à bien et des calculs d'un "dispositif producteur d'énergie" sont faits avec l'aide de Francis Perrin. Des demandes de brevets sont déposées au début de mai 1939 ; Frédéric prend contact avec l'Union minière du Haut-Katanga – qui mettra 8 tonnes d'oxyde d'uranium à sa disposition –, afin de réaliser une première pile atomique et obtenir de l'énergie pour une utilisation industrielle. En septembre 1939, la guerre vient perturber ce programme, mais les travaux se poursuivent. L'équipe montre que le dispositif doit être hétérogène, l'uranium baignant dans un modérateur qui devrait être de l'eau lourde, et qu'un enrichissement en uranium 235 serait favorable ; le savant danois Niels Bohr avait montré au début de 1939 que c'est l'isotope rare de l'uranium, l'uranium 235, qui subit la fission par neutrons lents. Un commando spécial français réussit à amener l'eau lourde de la Norvège occupée par les Allemands.
Cependant, en mai-juin 1940, l'invasion allemande de la France oblige au repli sur Clermont-Ferrand, puis sur Bordeaux : Halban et Kowarski sont envoyés avec l'eau lourde en Angleterre, l'uranium sera caché au Maroc. Joliot décide de rester en France. Il trouve son laboratoire occupé par les Allemands, mais placé sous l'autorité d'un physicien ami, Wolfgang Gentner, qui avait travaillé deux ans à l'Institut du Radium du vivant encore de Marie Curie, et avait assisté directement à la découverte de la radioactivité artificielle ; antinazi, Gentner protègera efficacement Frédéric. Celui-ci s'engage activement dans la Résistance et adhèrera au parti communiste.
A la Libération, Joliot est nommé directeur général du CNRS. Le général de Gaulle crée le Commissariat à l'énergie atomique, dont Frédéric Joliot devient le premier Haut Commissaire en 1945. La première pile atomique (réacteur nucléaire) française, Zoé, entre en fonctionnement en décembre 1948. Cependant le savant milite activement dans le Mouvement international de la paix et lance en mars 1950, le fameux "appel de Stockholm" pour l'interdiction de l'arme atomique. Un mois plus tard, en pleine "guerre froide", ses prises de position politiques lui vaudront d'être révoqué de ses fonctions de Haut Commissaire. En 1956, Irène Joliot-Curie meurt soudainement, après avoir établi les plans d'un nouveau laboratoire à Orsay. Frédéric prend sa suite; il organise le nouvel institut, doté d'un synchrocyclotron. Mais il meurt prématurément à son tour en août 1958. Le général de Gaulle décrète des obsèques nationales.
 

 

Figure 2 : Frédéric Joliot en 1947 dans son bureau du CEA (photographie droits réservés Association Curie-Joliot Curie ACJC).

 

 

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Revenons en 1934. En janvier de cette année, Frédéric et Irène Joliot-Curie découvrent que l'émission de positons (on appela ainsi les électrons positifs, par analogie avec "électrons") qu'ils observent lors du bombardement d'une feuille d'aluminium par les particules alpha du polonium est non pas instantanée, mais décroît exponentiellement en quelques minutes. Ils viennent de découvrir la "radioactivité artificielle" : ils ont formé dans l'aluminium un phosphore radioactif, inconnu jusqu'alors, isotope du phosphore stable (4). Ils mettent ensuite en évidence deux autres radioéléments artificiels. Quinze jours plus tard, des séparations chimiques, menées dans des temps très brefs, leur permettent de confirmer cette interprétation. C'est là une généralisation remarquable du phénomène de radioactivité qui aura rapidement des suites importantes. La découverte vaudra au couple de jeunes savants le prix Nobel de chimie de 1935.

 

 

L'électron positif ou "positon"

 

L'électron positif, appelé aussi positon, fut découvert en 1932 dans le rayonnement cosmique par le physicien américain Carl D. Anderson (1905-1991, prix Nobel de physique 1936). Il fut immédiatement considéré comme "l'antiparticule" de l'électron, prédite par le physicien théoricien anglais P.A.M. Dirac. L'absorption dans la matière d'un rayonnement gamma de plus de 1,02 MeV peut donner naissance, par "matérialisation", à une paire électron-positon. Inversement un positon, en fin de parcours, et un électron, en se rencontrant, "s'annihilent", l'énergie correspondant à leurs masses apparaissant sous forme de deux photons, de 0,51 MeV chacun, émis dos-à-dos, ce qui fut vérifié expérimentalement par F. Joliot en 1933. Deux des nouveaux radioéléments découverts par F. et I. Joliot-Curie en 1934 décroissent par émission de positons (première observation de la radioactivité ϐ+) (5).

 

 

Des confirmations arrivent rapidement des laboratoires étrangers qui emploient des deutons ou des protons comme projectiles : de Berkeley, en Californie, où Ernest Lawrence et ses collaborateurs se rendent compte que plusieurs pièces de leur cyclotron sont devenues radioactives à leur insu, de Cambridge, en Angleterre, où John Cockcroft et ses collègues produisent du radioazote à partir du carbone, à l'aide de leur propre accélérateur.

 

La production de nouveaux radioéléments par des particules chargées était à l'époque restreinte aux éléments légers, tels que le bore ou l'aluminium. À Rome, Enrico Fermi a l'idée d'utiliser des neutrons qui, n'étant pas chargés, peuvent pénétrer dans les noyaux les plus lourds. Avec son équipe, il irradie ainsi tous les éléments qu'il peut se procurer. Il obtient aussitôt des résultats positifs. Dès le mois de juin 1934, Fermi peut annoncer la découverte de radioactivités nouvelles dans 47 éléments sur les 68 étudiés jusque-là. L'équipe de Rome observe plusieurs nouvelles radioactivités en bombardant le plus lourd des éléments, l'uranium, avec des neutrons ; elle pense qu'elle a formé des éléments "transuraniens" qui n'existent pas sur Terre. Des éléments au-delà de l'uranium ? Ces études seront reprises à Berlin par Lise Meitner (6) et Otto Hahn, puis par Irène Joliot-Curie et Paul Savitch à Paris.
Georg de Hevesy (1885-1966, prix Nobel de chimie 1943), chimiste suédois d'origine hongroise, avait montré en 1913 que le radium D était un isotope radioactif du plomb (plomb 210, émetteur bêta, de période 22 ans, situé dans la famille radioactive du radium). Il imagina alors que l'on pouvait suivre le plomb à la trace grâce à son isotope radioactif, qui fut appelé traceur ou indicateur. Le plomb toutefois, n'étant pas un élément constitutif des organismes vivants, n'avait pas d'applications biologiques. Mais, en septembre 1935, à Copenhague, Hevesy et son collègue Otto Chiewitz utilisent, pour la première fois, un radioélément artificiel, le phosphore 32, comme indicateur radioactif pour l'étude, chez le rat, du métabolisme du phosphore.

 

 

Traceurs radioactifs en biologie et médecine

 

Un peu d'isotope radioactif (appelé traceur ou indicateur) est ajouté aux isotopes stables d'un élément. L'isotope radioactif se comportera, chimiquement et biologiquement, comme les isotopes stables. Il peut être inclus dans une molécule organique (molécule marquée). Il est possible alors, grâce à son rayonnement, d'étudier dans un corps vivant le métabolisme (fixation, élimination …) de l'élément considéré. En médecine, les traceurs sont utilisés pour le diagnostic. Ainsi, par exemple, l'iode 123 (période 13h) et surtout l'iode 131 (période 8j) dans la thyroïde, le technétium 99m dans le poumon. On a également inventé la "tomographie par émission de positons" (TEP) qui rend de grands services. On introduit ainsi dans l'organisme de l'eau marquée à l'oxygène 15 (période de 2 minutes seulement); l'oxygène 15 est émetteur de positons ; ceux-ci vont, comment nous l'avons dit, s'annihiler en fin de parcours avec des électrons et donner chaque fois deux rayons gamma émis dos-à-dos, qui seront détectés en coïncidence par les détecteurs d'une "caméra à positons". Il convient de distinguer les périodes physiques (telles que celles indiquées ci-dessus) des périodes biologiques (tenant compte de l'élimination naturelle des substances).

 

 

Figure 3 : Tomographie par émission de positons. Un élément radioactif artificiel, le Fluor 18 (un neutron de moins que le Fluor 19 classique) est incorporé à une solution de glucose. Les cellules cancéreuses, à forte activité, ont besoin d’énergie sous forme de glucose et fixent la solution. Les positons émis par radioactivité ϐ+ par le fluor vont s’annihiler avec des électrons et émettre des photons γ, visibles sur le cliché, et permettant de localiser les cellules cancéreuses.

Figure 3 : Tomographie par émission de positons. Un élément radioactif artificiel, le Fluor 18 (un neutron de moins que le Fluor 19 classique) est incorporé à une solution de glucose. Les cellules cancéreuses, à forte activité, ont besoin d’énergie sous forme de glucose et fixent la solution. Les positons émis par radioactivité ϐ+ par le fluor vont s’annihiler avec des électrons et émettre des photons γ, visibles sur le cliché, et permettant de localiser les cellules cancéreuses.

 

 

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La cérémonie de remise des Prix Nobel de 1935 a lieu le 12 décembre à Stockholm. Frédéric et Irène ont connaissance des travaux menés à l'étranger à la suite de leur découverte. Ils décident de faire deux conférences : Irène, souvent considérée comme la chimiste de l'équipe, présentera la physique, tandis que Frédéric, considéré comme le physicien, présentera la chimie !

 

 

Figure 4 : Frédéric et Irène Joliot-Curie lors de la cérémonie de remise des prix Nobel, à Stockholm, le 12 décembre 1935 (photographie droits réservés Association Curie-Joliot Curie ACJC).

 

 

Frédéric Joliot divise en fait son exposé en deux parties. La première est consacrée à la description des expériences de chimie qui ont permis au couple de chercheurs de séparer et d'identifier les nouveaux éléments radioactifs. Joliot insiste sur la difficulté qu’il y a à caractériser ces éléments, compte tenu des faibles masses en jeu :

 

Si nous pouvons écrire avec certitude la réaction nucléaire correspondant à la plupart des transmutations spontanées, il n’en est pas de même pour les transmutations provoquées. Le rendement de ces transmutations est très faible et les masses d’éléments formés en utilisant les sources de projectiles les plus intenses que nous savons produire actuellement sont inférieures à 10-15gr, représentées au plus par quelques millions d’atomes.
Parmi ces nouveaux éléments, figure le phosphore radioactif formé dans l'aluminium, pour lequel Joliot donne la réaction de production: Dans le cas, par exemple, où l’aluminium irradié par les rayons alpha émet des neutrons, la règle précédente permet d’écrire la réaction de transmutation suivante :

 

Formule 1

 

L’atome formé étant radioactif, nous pouvons vérifier qu’il possède les propriétés chimiques du phosphore.

La radioactivité du phosphore 30 donne lieu à l'émission d'électrons positifs, aisément détectés à travers la paroi mince du tube de verre, à condition de procéder rapidement. On avait là aussi la première observation d'une radioactivité ϐ+. Cette radioactivité peut s'écrire: 30P → 30Si + e+ + ν30Si est un noyau stable et ν représente un neutrino.

 

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Dans la seconde partie de sa conférence, Frédéric explique comment "ces expériences furent reprises et développées dans plusieurs pays, … à l'aide des projectiles protons et deutons," fournis par des installations de très hautes tensions, ainsi qu'avec des neutrons. Il ajoute :

 

Actuellement, on sait faire la synthèse … de plus de cinquante nouveaux radioéléments, nombre déjà supérieur à celui des radioéléments naturels que l'on trouve dans l'écorce terrestre.
Mais, malgré les efforts déjà en cours, de nouveaux accélérateurs de particules sont absolument nécessaires :
La diversité des natures chimiques, la diversité des vies moyennes de ces radioéléments synthétiques permettront sans doute des recherches nouvelles en biologie et en physicochimie. Pour mener à bien ces travaux, il sera nécessaire de disposer de quantités relativement importantes de ces radioéléments. C'est en employant des projectiles accélérés artificiellement que l'on atteindra ce but. […] Jusqu'alors, seuls des éléments à vie relativement brève, s'étendant de la fraction de seconde à quelques mois, ont pu être obtenus. Pour créer une quantité appréciable d'un élément (7) à vie beaucoup plus longue, il faudrait disposer d'une source de projectiles prodigieusement intense. N'y a-t-il aucun espoir de réaliser ce nouveau rêve ?
À la panoplie d'accélérateurs de particules – permettant notamment de produire des corps radioactifs en quantités appréciables – s'ajouteront, quelques années plus tard, les réacteurs nucléaires (piles atomiques) fournissant de grandes quantités de neutrons, capables eux aussi de produire en abondance certains radioéléments.
Le savant développe alors de manière flamboyante, audacieuse, et en partie prémonitoire, sa vision des différentes applications possibles de la radioactivité artificielle. Les quantités nécessaires de radioéléments dépendent des applications envisagées. Tout d'abord la biologie et la médecine:
La méthode des indicateurs radioactifs jusqu'alors réservée aux éléments de masse atomique élevée peut être généralisée à un très grand nombre d'éléments distribués dans toute l'étendue de la classification périodique. En biologie, par exemple, la méthode des indicateurs, employant des radioéléments synthétiques, permettra d'étudier plus facilement le problème de la localisation et de l'élimination d'éléments divers introduits dans les organismes vivants. Dans ce cas, la radioactivité sert uniquement à déterminer la présence d'un élément dans telle ou telle région de l'organisme. Il n'est pas utile dans ces recherches d'introduire des quantités importantes de l'élément radioactif. […] Aux endroits, que l'on apprendra à mieux connaître, où les radioéléments seront localisés, le rayonnement qu'ils émettent produira son action sur les cellules voisines. Pour ce deuxième mode d'emploi, il sera nécessaire d'utiliser des quantités importantes de radioéléments. Ceci trouvera probablement une application pratique en médecine.
Le premier mode d'emploi indiqué dans cette citation correspond aux études biologiques et aux utilisations diagnostiques en médecine ; le deuxième mode d'emploi correspond aux traitements médicaux (curiethérapie). Les applications en biologie et en médecine seront en effet nombreuses et conduiront à des résultats fondamentaux.
Frédéric Joliot se tourne ensuite vers l'astrophysique. La matière aussi a une histoire :
De l'ensemble des faits envisagés, nous comprenons que les quelques centaines d'atomes d'espèces différentes qui constituent notre planète ne doivent pas être considérés comme ayant été créés une fois pour toutes et éternels. Nous les observons parce qu'ils ont survécu. D'autres moins stables ont disparu. Ce sont probablement quelques-uns de ces atomes disparus qui sont régénérés dans les laboratoires.
Le savant a l'intuition de la possibilité de réactions en chaîne, susceptibles de produire de l'énergie à grande échelle. La phrase suivante de sa conférence est donc souvent citée :
Si, tournés vers le passé, nous jetons un regard sur les progrès accomplis par la science à une allure toujours croissante, nous sommes en droit de penser que les chercheurs construisant ou brisant les éléments à volonté sauront réaliser des transmutations à caractère explosif, véritables réactions chimiques à chaînes.
Comme nous l'avons indiqué plus haut, une telle réaction en chaîne ne sera effectivement réalisée et mise en évidence qu'en 1939. F. Joliot termine son exposé en se tournant à nouveau vers l'astrophysique :
Les astronomes observent parfois qu'une étoile d'éclat médiocre augmente brusquement de grandeur, une étoile invisible à l'œil nu peut devenir très brillante et visible sans instrument, c'est l'apparition d'une Nova. Ce brusque embrasement de l'étoile est peut-être provoqué par ces transmutations à caractère explosif (8), processus que les chercheurs s'efforceront sans doute de réaliser, en prenant, nous l'espérons, les précautions nécessaires.
Le lecteur verra là une évocation des réactions de fusion thermonucléaires, que l’on commençait alors à envisager, mais dont la nature ne sera précisée et étudiée qu’un peu plus tard. La mise en œuvre de certaines de ces réactions est actuellement à la base d'un grand projet international de production d'énergie (projet ITER).

 

 

Figure 5 : Première page du brevet d'invention d'un "Dispositif de production d'énergie" demandé par F. Joliot et son équipe le 1er mai 1939.

 

 

 

 


(1) Les éléments de la famille radioactive du radium n’étaient encore pas tous identifiés, aussi portaient-ils ce type de noms (le Radium D est un isotope du plomb).
(2) Les particules alpha sont des noyaux d’hélium (sans électrons), composés de deux protons et de deux neutrons. Frédéric Joliot les appelle « hélions » dans son texte.
(3) Cette expérience avait été faite à Berlin-Charlottenburg par Walter Bothe et Herbert Beker, par bombardement de béryllium ou de bore par des particules ∂ issues d’une source de polonium. À l’époque (de 1920 à 1932, avant la découverte du neutron), on pensait que les noyaux étaient constitués de protons, de particules ∂ et d’électrons. Heisenberg rapportait au congrès Solvay de 1933 que « la découverte du neutron par Curie et Joliot et par Chadwick (…) montre de manière certaine que ces neutrons peuvent figurer comme constituants indépendants du noyau à côté des protons et des particules ∂ ».
(4) La réaction est donnée par F. Joliot dans son texte ; à partir de l’aluminium, on obtient un isotope inconnu du phosphore (l’isotope a 15 neutrons et non 16). Cet isotope étant radioactif, il n’en existe pas dans la nature car ayant disparu depuis longtemps.
(5) Pour reprendre la réaction de F. Joliot en note 4 ci-avant, l’isotope radioactif du phosphore va se transmuter par une réaction de radioactivité ϐ+ (émission d’un positon), que les Joliot mentionnent dans leur note de janvier 1934 à l’Académie des sciences : « L’isotope du phosphore serait radioactif avec une période de 3mn15s et émettrait des électrons positifs suivant la réaction ». Ainsi, ce sont deux phénomènes nouveaux que les Joliot découvrent simultanément : la radioactivité provoquée de manière artificielle, celle de l’isotope du phosphore, et la réaction de radioactivité par émission d’un positon (qui sera appelée radioactivité ϐ+).
(6) En 1938, "l'Anschluss" de l'Autriche contraindra Lise Meitner, d'origine juive, à l'émigration.
(7) F. Joliot désigne les isotopes radioactifs par radioéléments et parfois simplement par éléments.
(8) Frédéric Joliot avait là, avant même la consolidation de l’hypothèse que les étoiles se forment par réactions nucléaires avec libération d'énergie, une vision prémonitoire de la naissance explosive des supernovae.
À lire (Textes des Joliot-Curie)

 

Irène Curie et Frédéric Joliot, « Un nouveau type de radioactivité », Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences (1934), t. 198, p. 254-256

 

 

Irène Curie et Frédéric Joliot, « Séparation chimique des nouveaux radioéléments émetteurs d’électrons positifs », Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences (1934), t. 198, p. 559

 

 

Irène Curie et Frédéric Joliot, « Sur les conditions d’émission des neutrons par action des particules α sur les éléments légers », Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences (1933), t. 196, p. 397-399

 

 


Frédéric et Irène Joliot-Curie, Œuvres scientifiques complètes, Presses universitaires de France, Paris 1961.

 

 

À lire (Livres)

 

 


Pierre Radvanyi et Monique Bordry, La radioactivité artificielle et son histoire, Éditions du Seuil (Points sciences), Paris 1984.

 

 


Pierre Radvanyi, Histoire de l'atome, de l'intuition à la réalité, Éditions Belin, Paris 2007.

 

 


Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Éditions Odile Jacob, Paris 2000.

 

 


Bernard Fernandez, De l’atome au noyau. Une approche historique de la physique atomique et de la physique nucléaire, Éditions Ellipses, 2006 (608 p.)

 

 

À Consulter (sites Internet)

 

 


Site" La Radioactivité " (In2P3 – Paris VIII Leden – EDP Sciences)

 

 

Autres textes – comptes rendus de l’Académie des sciences

 

 

I.A. Christiansen, G. Hevesy, S. Lombolt « Recherche, par une méthode radiochimique, sur la circulation du bismuth dans l’organisme », Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences (1924), t. 178, p. 1324-1326

 

 

I.A. Christiansen, G. Hevesy, S. Lombolt « Recherche, par une méthode radiochimique, sur la circulation du plomb dans l’organisme », Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences (1924), t. 179, p. 291-293.