Dissertation sur les causes et les variations des vents, par le R.P. Sarrabat, de la Compagnie de Jésus, Bordeaux, chez Pierre Brun, imprimeur de l'Académie royale, 1730 [extrait, du début à p. 31]
1730
Pour expliquer la circulation des vents dominants (d'ouest dans les zones tempérées de l'hémisphère Nord, d'est sous le tropique du Cancer – vents alizés), le savant jésuite Sarrabat avait réalisé des expériences concrètes en chauffant un récipient d'eau en son centre (modélisation de l'impact du Soleil sur l'atmosphère terrestre). À rebours de la théorie physique que donnera Hadley en 1735 (en l'honneur duquel seront nommées les « cellules de Hadley »), mais sans donner lui-même de théorie physique, il obtient des résultats de « modélisation » conformes à la circulation atmosphérique des vents. Ces expériences seront faites par Fultz à l'université de Chicago dans les années 1950 – sans que cette équipe américaine ne connût les résultats de Sarrabat 220 ans plus tôt !
C'est une curieuse histoire épistémologique que nous raconte A. Persson, historien de la météorologie, à propos de l'explication de la circulation des vents dominants (d'ouest dans les zones tempérées de l'hémisphère Nord, d'est sous le tropique du Cancer – vents alizés) ; circulation aujourd'hui représentée par les fameuses « cellules de Hadley ». Voici, en vrac, les différents protagonistes de cette intrigante affaire.
L'Anglais Halley (1656-1742) – celui de la comète éponyme – a bien conscience avec Newton (et à l'inverse de Galilée et Kepler) que l'atmosphère est solidaire de la Terre par gravité. Il explique en 1686 les vents tropicaux d'est par un afflux d'air vers le point subsolaire (point de la Terre le plus proche du Soleil), qui se meut vers l'ouest.
Son compatriote Hadley (1685-1768) – le découvreur de l'aberration des étoiles – tente une théorie « de bon sens » en 1735 : l’air se déplaçant depuis le tropique du Cancer vers l’Équateur se trouve dans des latitudes à vitesse de rotation plus élevée et, tout en conservant sa vitesse absolue, apparaît comme « en retard », provoquant ainsi des vents venant du nord-est ou d’est. Mais s'il semble avoir raison sur les directions des vents, Hadley exprime un salutaire doute scientifique sur leurs vitesses : suivant sa théorie physique, une simple brise à Santander deviendrait une tornade à Plymouth – nos zones tempérées ne sont pourtant pas connues pour être systématiquement affectées par des ouragans.
L'explication de Halley (pas de Hadley) prévaut assez logiquement pendant 150 ans. Intervient alors un mandarin allemand, Dove (1803-1879). Inventeur d'une « loi des vents » – qui en fait n'avait de validité que sur le nord de la Prusse ! –, il en infère en 1835 la même théorie physique que celle de Hadley, et prend appui sur le prestige de ce dernier pour imposer un « principe de Dove-Hadley ». Principe facile, trop facile, à « comprendre » et à enseigner, il en vient à détrôner l'explication de Halley. Notons au passage que l'appellation « Dove-Hadley » survit difficilement aux tensions européennes au début du XXe s., l'Angleterre reprenant son principe de Hadley et l'Allemagne son principe de Dove.
Or, fût-il de Dove, d'Hadley ou d'Hadley-Dove, ce principe était fondé sur des prémisses physiques totalement erronées : de nombreux météorologistes, studieux, moins mandarinisés, l'avaient signalé dès les années 1850, s'opposant à Dove, parfois au détriment de leur réputation : le Danois Schouw, le Français Delaunay, le Hollandais Buys-Ballott, l'Américain Ferrel. Mais l'inertie scientifique est grande et après tout, encore une fois, les « cellules de Hadley », c'est facile à comprendre, à se rappeler, à enseigner – d'où l'inertie sans doute...
Et ces météorologues, ils l'avaient, l'explication physique correcte : c'est la force de Coriolis qui explique cette rotation vers leur droite des masses d'air se dirigeant vers l'équateur (et non la théorie de la « pulsion solaire » de Halley – pas de Hadley, qui n'avait pas vraiment de théorie).
Mais la science aime bien faire et refaire, toujours et encore, les expériences. Elles avaient été imaginées en 1892, mais il faut attendre 1950, et traverser opportunément l'Atlantique, pour voir réaliser des expériences à la Halley (pas Hadley), avec Dave Fultz et son équipe à l'université de Chicago : dans une... poêle à frire, avec un bec Bunsen en son centre représentant le point subsolaire, point-clef de l'explication de Halley – finalement plus solide que celle de Hadley, trop « facile ».
Et pourtant, en 1730, un Français, et même un Lyonnais, d'origine protestante mais enrôlé chez les jésuites, fils d'un peintre de renom, Nicolas Sarrabat, s'était intéressé à la théorie de Halley (pas de Hadley – qui d'ailleurs écrivit son article en 1735) et avait fait les expériences de la poêle ! Et tiré des conclusions en tous points conformes à la circulation atmosphérique, sous les tropiques (alizés), comme au-dessus.
Morale de l'histoire. On aurait mieux fait, au début du XIXe s., de retrouver Sarrabat 1730 (à l'appui d'Halley) que Hadley 1735. Mais on a retrouvé un auteur connu (pour d'autres découvertes), et non Sarrabat, encore aujourd'hui totalement inconnu (si ce n'est grâce à BibNum !) – même son père le peintre Daniel Sarrabat est (un peu) plus connu, c'est dire : une exposition lui a été consacrée en 2011 au splendide monastère de Brou, dans l'Ain.
Morale n°2. La célébrité, c'est tenace. Comme une inertie à la Zénon. On parle toujours des « cellules de Hadley ». Le centre de recherche en climatologie de l’Office météorologique britannique porte son nom.
Morale n°3, que nous tirons avec A. Persson. Halley (et avec lui Sarrabat) avait une explication physique censée, mais finalement erronée. Hadley avait une théorie erronée quasi dès le départ – mais au moins expliquait-il honnêtement que quelque chose n'allait pas avec ses vitesses de vent. Halley et Hadley, pour une fois réunis, avaient été honnêtes et assez rigoureux. Le mandarin ultérieur qui a joint son nom à celui de Hadley l'a peut-être moins été. Célébrité et rang social, quand vous nous tenez !
A. Moatti
Décembre 2014
Anders Persson, FRMetS (Fellow of the British Royal Meteorological Society), est aussi membre honoraire de la Société suédoise de météorologie. Chercheur émérite à l’université d’Uppsala, il a exercé ses fonctions notamment au Centre européen de prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT – ECMWF, Reading, GB), à l’Institut météorologique et hydrologique suédois (SMHI, Norrköping, SE) et au Meteorological Office (Exeter, GB).
Munis de nos savoirs actuels, nous avons tendance à sous-estimer les savants des siècles ou millénaires précédents. Ainsi par exemple, au xviie siècle, ceux qui doutaient du système copernicien n’étaient-ils ni « conservateurs », ni « stupides », ni « dogmatiques ». Tout ceci est pour nous si évident que nous oublions qu’avant Newton n’existait pas de bonne réponse à la question : « Pourquoi ne sommes-nous pas éjectés de la Terre ? » – après tout, celle-ci tourne autour de son axe à une vitesse de 200 à 400 m/s, et autour du Soleil à 30 km/s !
Voici une histoire de savants du xviiie et du premier xixe siècles qui proposaient une théorie sur le mécanisme des vents alizés, qui en fait s’avérera erronée. Ils ont été dépréciés par les scientifiques qui leur étaient contemporains, mais ils fondaient leur jugement sur un raisonnement correct ; et, d’une certaine manière, ils firent montre d’un jugement scientifique plus acéré que d’autres savants des générations suivantes.
L’intérêt porté aux alizés
Au xvie siècle, avec le développement de la navigation et l’exploration des routes marines vers l’Asie et le Nouveau Monde, le besoin de cartographier et de comprendre la circulation générale des vents et des courants devint pressant. En 1600, l’on savait que des vents d’ouest – irréguliers – étaient dominants seulement aux plus hautes latitudes ; qu’autour de la latitude 30°, il y avait une zone très chaude avec de faibles vents ; enfin, que sous cette latitude prédominaient des vents réguliers de nord-est, qui vinrent à être appelés alizés. Ce motif se miroitait au sud de l’Équateur, avec notamment des vents réguliers de sud-est jusqu’à la latitude 30°S.
Figure 1 : Vents dominants à la surface terrestre. Vents d’ouest, en bleu, au nord du tropique du Cancer et au sud du tropique du Capricorne. Vents d’est (alizés), sous les tropiques : de nord-est (en jaune) dans l’hémisphère nord, de sud-est (en bistre) dans l’hémisphère sud (image WikiCommons auteur KPDV).
De longue date, le débat se concentrait sur ces vents alizés qui, de par leur caractère régulier, paraissaient faciles à expliquer. Bien qu’ils fussent imaginés comme conséquence de la rotation de la Terre, la façon dont celle-ci les causait n’était pas totalement claire. Pendant 150 ans, de 1686 à 1837, au moins trois explications émergèrent, toutes intuitives et séduisantes.
La première explication, celle de Galilée et de Kepler
Galilée et Kepler suggérèrent que l’atmosphère se mouvait à une vitesse uniforme correspondant à la vitesse de la Terre vers l’est à la latitude de 30° – cette latitude divisant chacun des hémisphères en deux parties de superficie égales (1). Les vents d’est sous la latitude de 30° étaient alors la conséquence d’un « retard » de l’atmosphère par rapport à une vitesse de rotation de la Terre plus grande, à ces latitudes, que la vitesse moyenne ; tandis que les vents d’ouest au-dessus de la latitude de 30° traduisaient une « avance » de l’atmosphère par rapport à la vitesse de la Terre, plus faible que la vitesse moyenne.
Fig. 2 : L’explication par Galilée et Kepler de la circulation atmosphérique générale, et plus particulièrement des vents alizés. Alors que la vitesse de la surface terrestre décroît depuis l’Équateur (lignes pointillées à gauche), le mouvement absolu vers l’est de l’air ou de l’eau était supposé, lui, être indépendant de la latitude (flèches pleines, au centre). Ainsi (à droite), le flux atmosphérique était « en avance », aux plus hautes latitudes – d’où les vents d’ouest ; il était « en retard » aux basses latitudes – d’où les vents d’est. Dans les latitudes intermédiaires, les vents étaient supposés faibles (les cercles, à droite).
Cette explication fut développée par d’autres savants et en vint à dominer pendant la plus grande partie du xviie siècle. L’un d’eux fut Edme Mariotte (1620-1684), dont le Traité du mouvement des eaux et des autres corps fluides (posthume) fut présenté à la Royal Society le 28 avril 1686. C’est au cours de cette même séance que le premier manuscrit de Newton, Philosophiae Naturalis principia mathematica, fut présenté. Les deux traités furent présentés par le savant le plus éminent de la Royal Society, l’astronome Edmond Halley.
Figure 3 : Mariotte, Traité du mouvement des eaux et des autres corps fluides (1686). La réédition de 1700 est en ligne (archive.org).
À l’inverse du manuscrit de Newton, qui devint plus tard célèbre sous son titre réduit de Principia, le traité de Mariotte est nettement moins connu, bien qu’à l’époque il fût considéré comme un apport scientifique majeur à la compréhension de l’atmosphère et des océans. Il propose trois causes de vents, la première étant : « le mouvement de la Terre de l’Occident à l’Orient, ou, si l’on n’admet point cette hypothèse, celui du ciel de l’Orient à l’Occident » ; la seconde faisant appel à la chaleur du Soleil et aux processus de condensation afférent ; la troisième à des influences lunaires.
La deuxième explication, celle de Halley
Edmond Halley (1656-1742) avait étudié Mariotte en détail, mais n’acceptait pas totalement son explication fondée sur celles de Galilée et de Kepler. Proche de Newton, il pouvait suivre son travail de près ; il comprit que l’atmosphère ne saurait être « en retard » ou « en avance », mais qu’elle devrait être solidaire, par gravité, de la rotation terrestre.
Halley publia donc sa propre version, “An Historical Account of the Trade Winds, and Monsoons, observable in the Seas between and near the Tropicks, with an attempt to assign the Phisical cause of the said Winds”. L’article était fondé sur son étude des régimes de vents tropicaux, lors d’un voyage à Sainte-Hélène (au milieu de l’Atlantique) qu’il avait fait 10 à 15 années plus tôt. De retour en Angleterre, il interrogea de manière systématique des marins ; vers 1686, il avait acquis une remarquablement bonne compréhension des circulations atmosphériques sous les tropiques (fig. 4).
Figure 4 : La carte des vents marins par Halley (1686). Bien que les vents dominants de NE et de SE soient à peu près visibles (les flèches indiquant les vents sont difficiles à discerner, mais la partie plus épaisse marque la pointe de la flèche, tandis que la partie plus fine marque l’origine du vent), de nombreuses zones océaniques indiquent cependant d’autres directions.
Selon Halley, que la Terre tourne autour du Soleil ou que ce soit l’inverse, il existe un déplacement diurne est-ouest du point subsolaire (celui où la chaleur due au Soleil est la plus forte). Ceci impliquerait, pensait Halley, un flux d’air « par l’arrière », depuis l’est – et expliquerait ainsi les alizés (fig. 5)
Fig. 5 : (ci-dessus) L’explication par Halley des vents alizés d’est. Comme le point de chaleur solaire maximale sur la surface terrestre se déplace vers l’ouest, l’air serait aspiré depuis l’arrière, affluent vers ce point pour remplacer l’air qui a été chauffé et s’est élevé dans l’atmosphère ; Fig. 5bis : (ci-dessous) Visualisation du point subsolaire sur une carte jour-nuit. Il figure au large de la corne nord-est de l’Afrique (fin août donc été dans l’hémisphère Nord ⇒ le point subsolaire est au nord de l’Équateur) (9h30 GMT ⇒ donc le zénith heure solaire est bien à l’est du méridien de Greenwich) (image site TimeandDate)
Halley inféra aussi le flux atmosphérique ouest-est aux latitudes plus élevées, l’expliquant comme un flux d’évacuation de l’air qui avait convergé vers la zone chaude. L’explication de Halley trouva bientôt sa place dans la prestigieuse Chamber’s Cyclopaedia (fig. 6) : le chapitre « Cause physique des vents » est directement copié des cinq dernières pages du texte de Halley. Cette partie de l’encyclopédie de Chamber fut plus tard traduite en français et incluse dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en 1765 (et en 1781 dans le Dictionnaire Raisonné de Physique de Brisson).
En 1747, d’Alembert produisit sa propre explication dans Réflexions sur la cause générale des Vents, où il ne prend pas en considération la rotation terrestre et examine plutôt les effets des attractions gravitationnelles de la Lune et du Soleil, par analogie avec les effets de marée.
L’explication par Halley des alizés (fig. 5) restera la plus connue et fut jugée correcte pendant 150 ans. Elle ne fut abandonnée qu’en 1830, lorsque la troisième explication, qui impliquait aussi la rotation terrestre, fut avancée par un certain nombre de savants anglais et allemands.
Figure 6 : (à g.) Cyclopedia, par Ephraïm Chambers (1680-1740), première édition 1728; (à dr.) l’astronome suédois de réputation internationale Pehr Wargentin mentionna dans un article de 1762 (“Short Notes On Windy Weather”) qu’Halley, et peut-être aussi d’Alembert, étaient les seuls à avoir donné des explications fiables des vents alizés.
La troisième explication : Dove et Hadley
À partir des années 1830, lorsque Gaspard-Gustave de Coriolis (1792-1843) publia son fameux article sur le mouvement relatif dans les systèmes en rotation (2), et que Siméon-Denis Poisson (1781-1840) montra que cet « effet Coriolis » expliquait la déviation des grenades d’artillerie, il devint naturel de supposer qu’une troisième explication des vents alizés pourrait trouver sa source dans les travaux de ces deux savants d’envergure. Au lieu de quoi, fut exhumée une explication donnée 100 ans auparavant par un relativement peu connu météorologiste et avocat anglais.
Dans son article de 1735, “Concerning the cause of the general trade-winds (3)”, publié dans le 34e volume des Philosophical Transactions of the Royal Society, George Hadley (1685-1768) avait suggéré une explication qu’on pourrait qualifier « de bon sens » : l’air se déplaçant depuis le tropique du Cancer vers l’Équateur se trouve dans des latitudes à vitesse de rotation plus élevée et, tout en conservant sa vitesse absolue, apparaît comme « en retard », provoquant ainsi des vents venant du nord-est ou d’est (fig. 7).
Fig. 7 : L’explication « de bon sens » de Hadley (avec ses propres chiffres): l’air se déplaçant vers l’Équateur et conservant sa vitesse absolue apparaît comme étant « en retard », et créant donc des courants venteux venant de l’Est.
L’air se déplaçant vers le pole apparaîtrait comme étant « en avance », créant des courants venteux venant d’Ouest. Dans les deux cas, une masse d’air donnée suivrait une trajectoire allant dans le sens des aiguilles d’une montre.
Pour de nombreux savants des années 1830, l’explication de Hadley, ou « principe de Hadley », comme elle en vint à être connue, donnait « une explication rationnelle et satisfaisante – ainsi que l’un d’eux, l’influent chimiste et philosophe de la nature John Dalton (1766-1844), le résuma. Elle était aussi promue par le prestigieux astronome John Herschel (1792-1871), fils du plus fameux encore William Herschel, qui avait découvert la planète Uranus. Elle fut acceptée au plus haut niveau par James Thomson (1822-1892), frère aîné de Lord Kelvin (William Thomson) dans sa Bakerian Lecture de 1892 à la Royal Society, portant sur la circulation générale dans l’atmosphère:
La théorie de Hadley, dans ses principales caractéristiques […] doit être incontestablement vraie, et doit constituer le fondement de toute théorie valide [de la circulation générale dans l’atmosphère] qui viendrait à être émise.
Cependant, lors de cette conférence de 1892, le « principe de Hadley-Dove » fut extrait des mains allemandes pour être fait « britannique », sans conteste possible. Thomson y mentionne presque 40 fois Hadley avec emphase.
De nos jours, Hadley est reconnu comme un des grands savants anglais. Il y a un « cratère Hadley » sur la Lune ; la convection atmosphérique sous les tropiques est baptisée « cellule de Hadley » ; le centre de climatologie britannique de l’Office météorologique anglais porte son nom.
Figure 8 : Logo de l’Office britannique de recherches climatiques. Cet organisme de recherches, créé en 1990, a été nommé en hommage à Hadley.
Pourquoi cela a-t-il pris si longtemps ?
Les historiens de la météorologie se sont querellés à propos de la question suivante : pourquoi cela prit-il si longtemps pour remplacer le modèle d’Edmond Halley par celui de George Hadley – ou par un modèle analogue ? Au xviiie siècle, la même explication de « bon sens » que celle de Hadley fut donnée par d’autres, comme Colin Maclaurin (1698-1746) en 1740, Emmanuel Kant dans les années 1750, Pierre-Simon de Laplace à la fin du siècle. Maclaurin reçut même un prix de l’Académie française des sciences ; Kant était connu et lu dans toute l’Europe, comme l’était Laplace. Pourtant, l’explication de 1686 de Halley a prévalu pendant 150 ans !
S’agit-il d’un nouvel exemple de l’ « inertie dans les sciences », c’est-à-dire une certaine tendance à citer des théories anciennes et erronées, tout en ignorant les plus récentes et plus acceptables ? Ceci peut être vrai dans de nombreux cas, mais peut-être pas dans celui-là, parce que l’explication de Hadley est physiquement impossible, alors que celle de Halley ne l’est pas.
Le caractère métaphysique du principe de Hadley
Le succès du « principe de Hadley » réside dans une explication intuitivement séduisante de la direction des vents, facile à comprendre, à se remémorer et à enseigner. Mais il n’en est pas de même pour la vitesse des vents. Ainsi qu’Hadley le notait lui-même dans son article, l’air arrivant à l’Équateur aurait acquis, dans son modèle, une vitesse vers l’ouest assez irréaliste de 37 m/s (fig. 7) – l’équivalent d’une tornade.
Hadley expliquait l’absence de vents si violents par les effets du frottement. Ce n’était pas très convaincant, puisque l’accroissement de vitesse était encore supérieur aux plus hautes latitudes, et ce même sur des surfaces plutôt lisses : l’air se déplaçant vers le pôle Nord acquerrait, sur la relativement faible distance séparant Santander dans le golfe de Gascogne jusqu’à Brest et Plymouth, une vitesse extrême allant aussi jusqu’à 30-35 m/s, cette fois-ci de l’ouest vers l’est (4).
Plus tard, durant le xixe siècle, il fut démontré en théorie que les corps en mouvement (sans frottement) sur la surface terrestre ne devaient pas se comporter selon le « principe de Hadley ». Mais restons au niveau de compréhension qu’on pouvait avoir au xviiie siècle : même à ce moment, il était facile de réaliser que le modèle de Hadley était irréaliste, conduisant à de trop fortes vitesses, alors que celui de Halley ne l’était pas – il conduisait même à des prédictions proches de la réalité.
Confirmation du modèle de Halley
Lors de sa Bakerian Lecture de 1892, James Thomson avait suggéré une expérience à conduire pour vérifier la théorie de 1686 de Halley:
Une lampe chauffante [devrait être] maintenu tournant lentement en rond sous un plateau circulaire rempli d’eau, le rond décrit devant être de rayon légèrement inférieur au plateau. L’eau serait-elle ou non mise en mouvement circulaire, et si oui, serait-ce dans la même direction que la lampe chauffante?
Une telle expérience visant à tester l’hypothèse de 1686 de Halley fut en fait menée par le département météorologique de l’université de Chicago dans les années 1950, par le professeur Dave Fultz (1921-2002) et ses collègues. Leur recherche portait sur la dynamique de l’eau dans des poêles tournantes, chauffées en bordure (« l’équateur ») par un bec Bunsen et refroidies en leur centre (« le pôle Nord ») par de la glace. Ce modèle hydrodynamique devait apporter de nombreux résultats-clefs dans la compréhension de la dynamique de l’atmosphère et des océans (fig. 9).
Figure 9 : Expérience de la poèle tournante, du type de celles menées par Dave Fultz et son équipe dans les années 1950. La différence thermique entre le bord chauffé et le centre refroidi crée des mouvements, qui par rotation acquièrent un caractère circulaire – mouvements très similaires à ceux du flux atmosphérique à la hauteur des aéronefs, à 9-12 km d’altitude.
Quand Fultz et son équipe gardaient la poêle immobile, tout en faisant tourner le bec Bunsen la chauffant sur son bord, un motif de divers flux se formait, analogue à ceux de l’atmosphère réelle (fig. 10).
Figure 10 : Le diagramme de Fultz, représentant ce qui advient au voisinage de la flamme. La figure supérieure est une section verticale le long de la direction de la flamme, se déplaçant vers la droite, correspondant à « l’ouest » (par analogie avec le point subsolaire) ; la ligne pointillée représente une isotherme. On voit une faible circulation en avant de la flamme (en haut à droite, à « l’ouest »), et une plus forte circulation en arrière de la flamme (en haut à gauche, à « l’est »). Sont ainsi décrits, à gauche, des vents d’est aux bas niveaux (c’est-à-dire aux basses latitudes) et des vents d’ouest aux niveaux plus élevés (c’est-à-dire aux latitudes plus élevées), comme dans l’atmosphère. La partie inférieure de la figure correspond à la projection plane du diagramme des isothermes.
Au fond de la poêle, près du bord (l’Équateur), un flux venant d’est se développe ; près du centre (le pôle et les latitudes intermédiaires), un flux d’ouest. Mais le plus surprenant est qu’à la surface de l’eau (i.e. l’atmosphère libre), ce dernier flux va d’ouest en est, c’est-à-dire dans une direction opposée à celle de la source de chaleur, en accord avec les observations faites en haute atmosphère. Fultz et ses collègues notèrent dans leur rapport : « c’est une bien curieuse ironie que, lorsque furent finalement testées les idées de Halley, les résultats furent conformes à ses prévisions, à la fois en ce qui concernes les vents d’est tropicaux, et les vents d’ouest en régions tempérées (5). »
Ainsi, il semble qu’il y avait de bonnes raisons pour qu’au xviiie siècle, les savants fussent convaincus des idées de Halley. Ce n’était pas seulement vraisemblable, du point de vue de la physique – c’était aussi réaliste, en conformité avec les mouvements observés dans l’atmosphère. Mais comment auraient-ils pu avoir l’idée des expériences de Fultz quelques 200 ans auparavant ?
Ils le pouvaient pourtant ! Un savant français, Nicolas Sarrabat, avait mené en 1730 le même type d’expériences – et pratiquement obtenu les mêmes résultats !
Nicolas Sarrabat (1698-1739)
La principale source d’information sur Sarrabat est un article de 1845 de la Revue du Lyonnais, par Léonard Boitel: « Mathématiciens et savants Lyonnais ». Nicolas Sarrabat est né le 7 février 1698 à Lyon d’une famille prospère de fabricants d’horloges et de montres, d’origine protestante. Son père, Daniel Sarrabat (1666-1748), s’était converti au catholicisme. Quant au fils: « La beauté, la vivacité et la facilité du génie de Nicolas éclatèrent dès son enfance. »
Figure 11 : Une exposition des tableaux de Daniel Sarrabat au monastère royal de Brou (près Bourg-en-Bresse), en 2011-2012.
Nicolas reçoit une éducation précoce, quasi à l’insu de ses parents. Il soutient sa thèse de philosophie au Trinity College. Ses goûts le mènent à la science, et vers l’ordre jésuite, qui constituait l’élite scientifique à ce moment-là. Un de ses amis, Pernetti, qui était entré dans l’ordre en même temps que lui, indique qu’il était grand, avec un visage exprimant la passion de son esprit élevé : il n’eut cependant d’autre passion que la science. Physicien très doué, Nicolas reçut de nombreux prix de l’Académie des sciences, des belles-lettres et des arts de Bordeaux : en 1727, pour une hypothèse sur l’aiguille aimantée ; en 1728, sur la salinité de l’eau de mer ; en 1730, sur les causes de variation des vents. Il s’intéressa à d’autres sujets, comme la physiologie végétale, toujours avec succès. Le 31 juillet 1729, alors à Nîmes, il découvrit une comète, ce qui lui valut la célébrité (6). |
Le traité de Sarrabat (1730)
Ce qui nous intéresse ici est sa Dissertation sur les causes et les variations des vents (fig. 12).
Ce texte, écrit il y a presque 300 ans, est très clair, quasi littéraire. Dès les premières lignes, il semble s’inscrire dans le mouvement philosophique qu’on appellera plus tard les Lumières :
Les variations des Vents et leurs singularités sont une partie considérable et intéressante de l’Histoire naturelle, et la recherche de leurs causes occupe les Philosophes, depuis qu'il y en a d'assez curieux pour vouloir sonder les secrets de la nature. Mais il en est de ce point particulier de Physique comme de plusieurs autres : on cherche, on raisonne, on observe, on fait même des découvertes; et à mesure qu'on avance, on trouve toujours plus à découvrir: ne nous lassons pas pourtant, multiplions les recherches, faisons toujours de nouvelles Observations, ramassons autant de connaissances que nous pourrons ; nous n'atteindrons peut-être pas à une vérité exacte ; n'importe, la vraisemblance a son mérite en Physique , et quelques lumières de plus y sont précieuses plus que partout ailleurs.
Figure 12 : La page de garde du traité Dissertation sur les causes et les variations des vents (1730).
Après les premières pages, il indique rapidement que le Soleil est « un corps de feu », et le facteur le plus important des variations climatiques saisonnières. Il ridiculise ceux qui nient cela, ou qui pensent que la Lune est cause des vents :
Mr. Mariotte prétend avoir observé que les Vents du Nord et de Nord-Est règnent ordinairement aux nouvelles et pleines Lunes; les Mariniers & les gens de campagnes ont sur cela leurs proverbes, des Philosophes l'ont assuré sans autre preuve; pour moi, après deux ans et demi d'observations, je puis dire que je n'ai rien trouvé de réglé à cet égard.
Voulant prouver que le point subsolaire est la cause principale, Sarrabat imagine alors une expérience analogue à celle qui sera conduite par Fultz et son groupe de Chicago.
L’expérience de Sarrabat
Comme ce groupe de Chicago dans les années 1950, Sarrabat souhaite créer des flux observables, et comparables aux flux atmosphériques (p. 7-14). Comme Fultz, il emplit d’eau un bassin de 32 cm de diamètre et 16 cm de profondeur, représentant l’atmosphère, et une pièce rougie au fer de dimensions 3 x 4,5 cm, représentant le Soleil.
Qu’est-ce qui inspira Sarrabat?
Sarabat prit l’idée chez un savant respecté de l’époque, Athanasius Kircher (1602-1684), fort probablement dans son ouvrage le plus connu, Mundus subterraneus (1665). Après une visite de deux ans en Sicile, où Kircher avait observé des éruptions volcaniques, il en était venu à la conclusion que les volcans se comportent à l’occasion comme des valves de sécurité pour des flux d’eau et de lave circulant en permanence dans l’intérieur de la Terre. Ces flux, en liaison avec le vent, seraient selon Kircher la cause des événements géologiques et climatiques. Sarrabat n’était pas d’accord avec cette explication, mais elle lui donna l’idée de son expérience.
Figure 13 : Extraite de Mundus Subterraneus (1665), il s’agit sans doute de la première carte à figurer les courants océaniques (versé sur Wikimedia Commons par Geographicus Rare Antique Maps). |
Pour pouvoir observer les mouvements de l’eau, Sarrabat plaça de petits morceaux de paille ou des grains, tels des marqueurs sur la surface. Dès que la chaleur du fer rougi se transmettait à l’eau, il pouvait voir comment ces marqueurs s’éloignaient du centre, et après un quart d’heure s’amassaient à la périphérie. Il en conclut qu’il y a dans le Soleil, comme pour le fer chauffé, une « force de pulsion » qui tend à séparer les flux à partir du point où ses rayons dominent (point subsolaire).
Je conclus donc de ses expériences, qu’il y a dans le Soleil comme dans ce fer en feu, une force de pulsion, laquelle tend à écarter les fluides du point principal où ses rayons dominent [p. 9]
Il mène ensuite l’expérience cruciale de rotation du fer autour de l’eau, représentant la rotation du Soleil au-dessus de l’atmosphère terrestre – c’était selon Halley la cause des alizés. Il put observer comment le fer chaud, s’approchant des brins de paille, doublait leur vitesse d’éloignement du point chaud. Dans le même temps, des morceaux de paille arrivaient de l’arrière : ceci ne se produisait pas quand le morceau de fer restait immobile.
Quelquefois je faisais couler le fer le long de la verge, quelquefois je l'y laissais immobile; lorsque je remuais le fer, les fétus contre lesquels il avançait , doublaient de vitesse, et s'écartaient en formant des espèces de courbes, qui revenant en arrière, poussaient les fétus qui s'y trouvaient, et les forçaient à suivre, quoique lentement le mouvement du fer rouge; mais lorsque je le laissais immobile , ils s'écartaient tous du centre , en décrivant des spirales plus évasées que celles qu'ils décrivaient dans le petit bassin [p. 7-8]
Sarrabat avait dès le début pris la sage décision de conduire ses expériences de plusieurs manières différentes, pour ne pas être victime d’effets aléatoires. Mais ces expériences répétées, par exemple avec des tailles différentes de bassin, conduisaient toujours au même résultat. Ceci confirmait sans conteste que les prédictions du modèle de Halley étaient correctes ; la façon dont les fétus de paille se mouvaient, sous l’influence du fer rougi, représentait le mouvement de l’atmosphère sous influence solaire.
Sarrabat avait-il vu l’effet Coriolis ?
Il attribuait la « circulation » ou les « spirales » qu’il voyait aux « réflexions des côtés ». S’agissait-il d’amplifications thermiques d’un léger mouvement existant ? Ou était-il, sans le savoir, en train d’observer les effets de la rotation terrestre ? Dans ce cas, cette circulation eût été une déflection vers la droite, mais Sarrabat ne fait pas mention d’une quelconque orientation des « spirales ». Avec cette taille de bassin et la vitesse des fétus de paille, la déviation de Coriolis, du centre vers les bords, n’eût pas été de plus d’un centimètre, résultat trop faible pour être repéré par un observateur non préparé à mesurer un « effet Coriolis ». |
Faisant tomber par accident le fer rouge dans l’eau et observant l’eau alors bouillonnante, il fait la comparaison avec des légumes bouillis, tirant la conclusion suivante:
Il en doit être de même de l’atmosphère échauffée par le Soleil dans l’endroit où il agit plus perpendiculairement: l'air doit s'élever, et de là par une pente naturelle, il doit se répandre sur celui dont la surface se trouve à un niveau inférieur; tandis que par en bas il se fait un reflux opposé, qui par une circulation nécessaire vient remplacer l'air que le Soleil continue d'élever.
À la suite de quoi, Sarrabat quitte l’expérience de laboratoire et en vient à l’atmosphère:
Ce ne sont là que des principes ; il est temps d'en venir à l'application.
Lorsqu’on essaie de mieux comprendre le raisonnement de Sarrabat, nous sommes gênés par notre connaissance moderne de la thermodynamique de l’atmosphère. Dans son idée, les rayons du Soleil n’ont pas le seul effet de déplacement des masses d’air : ils agissent aussi suivant une espèce d’action mécanique, qui « pousse l’air ». De nos jours, il est connu que le rayonnement solaire, composé de longueurs d’onde plutôt courtes, n’échauffe pas l’air de manière significative. En revanche, le rayonnement solaire chauffe le sol terrestre qui alors, grâce à son propre rayonnement en grandes longueurs d’onde, chauffe l’atmosphère (elle est aussi chauffée par le processus de condensation). Par ailleurs, les échelles temporelles du réchauffement atmosphérique par les océans sont différentes – plus étendues – que celles du réchauffement par les masses continentales.
L’interprétation par Sarrabat de ses expériences
Bien que Sarrabat ne fût pas capable de donner une interprétation théorique valable à ses expériences, elles l’aidèrent néanmoins à produire la plus grande partie de son raisonnement au sujet de l’atmosphère, au demeurant tout à fait correct. Il y a, selon Sarrabat (p. 11), trois types de mouvements causés par le Soleil dans l’atmosphère :
Les vents en altitude, causés par les masses d’air qui s’élèvent depuis la zone de chaleur maximale (point subsolaire) ;
La retombée de ces masses d’air vers des régions plus froides, dont elles chassent l’air froid ;
« L’attraction » par le Soleil, au niveau de la surface terrestre et vers le point subsolaire, de ces masses d’air froid.
Pour expliquer l’effet de ces « trois mouvements » sur la formation des vents alizés, Sarrabat se place au-dessus du pôle Nord et regarde vers « le bas », c’est-à-dire vers l’hémisphère Nord (fig. 14). Il considère d’abord l’hémisphère Ouest A-E-H-C, vers lequel le Soleil se dirige ; il attribue à une « force de pulsion » solaire cette poussée exercée sur les masses d’air, chassées vers l’ouest, en avant du Soleil lui-même.
Figure 14 : Le Soleil (S) ; avec la Terre et son atmosphère vue de dessus, depuis le pôle Nord ; avec l’Équateur (EFGH), les parties hautes de l’atmosphère tropicale (figure 1 de Sarrabat). Le lecteur peut imaginer qu’E est par exemple l’Afrique centrale, F l’Indonésie et H l’Amérique centrale, avec l’Atlantique entre E et H, l’océan Indien entre E et F.
Il se tourne ensuite vers l’est, A-B-F-E, que le Soleil quitte et qui le voit en train de décliner (p. 12-13). Là, le mouvement atmosphérique est « beaucoup plus composé ». L’air en A étant dilaté par la chaleur solaire, il s’élève au-dessus de l’atmosphère, avant de retomber de chaque côté. Mais, comme le Soleil continue sa route vers l’ouest, en avance par rapport à ces masses d’air montantes, leur descente est bloquée et ne peut s’effectuer qu’en arrière, vers l’est en B. Cette descente sur des masses d’air existantes à basse altitude chasse ces dernières vers l’ouest, de F vers E, vers le point subsolaire où le Soleil continue à dilater et faire monter l’air.
Comme Fultz, Sarrabat interprète alors ses résultats expérimentaux comme suit:
De là il suit que dans la partie ABFE, pour laquelle le Soleil est au couchant, il règne deux vents contraires, l'un dans la région supérieure d'Occident en Orient, l'autre dans les régions inferieures d'Orient en Occident.
On peut se demander jusqu’à quel point Sarrabat inféra précisément la circulation atmosphérique tropicale. Il est néanmoins certain que tout lecteur contemporain de sa Dissertation de 1730 y aurait vu une confirmation du modèle de Halley (1686).
Une encyclopédie des vents
Dans les pages suivantes, Sarrabat s’intéresse aux vents au-delà des tropiques, c’est-à-dire dans les zones subtropicale et tempérée. Il a là moins de réussite, car à ces latitudes (supérieures à 23,5°), il est nécessaire de prendre en compte la rotation terrestre, et pas seulement le déplacement du point subsolaire.
Figure 15 : Le schéma de Sarrabat dans sa discussion portant sur les vents des zones subtropicale et tempérée.
Dans la partie II (p. 31-59), Sarrabat passe plus de temps sur les vents réguliers observés dans ces zones, notamment en Méditerranée et dans l’Atlantique. Une section est consacrée à l’océan Indien, pour lequel il présente un diagramme assez détaillé (fig. 16) : il décrit (p. 57-58) comment les vents de sud-est (ce que nous appelons la mousson de sud-est) se divisent en deux branches quand ils rencontrent l’île de Madagascar, l’une passant par le Nord, traversant l’Équateur et se dirigeant vers l’Inde, l’autre passant au Sud et y renforçant le flux nord & nord-est le long de la côte africaine (fig. 16) :
Depuis le 15 Avril environ jusqu'au mois de Juin il vente de Nord dans le Canal de Mozambique et jusqu'au Cap de bonne Esperance, tandis qu'en même temps c'est du Sud-Est qu'il vente à l'Orient et au Nord de Madagascar jusques à l'Équateur, et du Sud-Ouest de l'autre côté de l'Équateur depuis la Côte d'Ajan [Somalie] jusque vers Goa.
Figure 16 : La figure 3 de Sarrabat, décrivant les régimes des vents au-dessus de l’océan Indien de mi-avril à fin juin, lorsque se développe la mousson. Sur la carte d’origine ne figure pas la direction des vents : ont été ici ajoutés les traits pleins et leurs flèches.
Enfin, en dernière partie (partie III), Sarrabat discute de vents « libres et irréguliers », i.e. les vents que nous connaissons aux latitudes intermédiaires, au-dessus de 35°. Comme nous le savons maintenant, ils sont causés par les systèmes de basses pressions (cyclone extra-tropicaux).
La carrière ultérieure de Sarrabat
À la fin de son Traité, Sarrabat invite toute personne ayant un avis contraire à lui en faire part :
Je n'ai rapporté dans cette seconde partie que des faits sûrs et vérifiés, ou par le consentement des voyageurs, ou par le rapport uniforme des personnes entendues que j'ai consultées ou fait consulter dans les ports de mer. Je prie ceux qui auront quelque objection à faire contre mes explications, de ne se servir pour les attaquer que des faits pareils, et de ne pas se fier à tous ceux qui diront : j'ai observé. Tout le monde a ses observations sur les vents: et combien peu en ont fait? J'ai remarqué, me disait l'autre jour quelqu'un, homme d'esprit. D'ailleurs, qu'il vente toujours de bise le jour de l'Équinoxe ; et très sûrement il n'avait fait d'autre observation, sinon que ce jour-là était celui de l'Équinoxe, et que la Bise soufflait alors. Toutes les remarques qu'on dit avoir fait sur les Vents, ne sont pas encore si exactes.
On peut imaginer que personne ne se sentit assez compétent pour franchir le pas ! Car Sarrabat remportait alors tellement de succès, que les Académies en vinrent à lui interdire de concourir. Il dit à ses proches amis qu’il ne mettrait plus son vrai nom sur la liste des candidats, ce afin de ne pas décourager d’autres contributeurs… Ainsi quand en 1737, il publia un traité sur la circulation de la sève dans les végétaux, l’envoya-t-il à l’Académie de Bordeaux sous le nom d’emprunt de La Baisse ; l’Académie dévoila le subterfuge, retira le prix et modifia le sujet.
Nicolas Sarrabat devint professeur de mathématiques à Marseille ; mais, lors d’une mission à Paris, il y mourut le 27 avril 1739, à 41 ans.
La réception de Sarrabat dans le corps savant du xviiie siècle
Son Traité de 1730 semble avoir été largement accepté par les savants contemporains, au xviiie comme au début du xixe siècle. Dans les Mémoires sur la météorologie de Louis Cotte (1774), figure une longue recension de son ouvrage. Il bénéficia aussi d’une mention favorable par Bernard von Lindenau, en 1806, dans le périodique scientifique allemand Zach’s Monthly Correspondence, et en 1831 par Ludwig Friedrich Kämtz dans son manuel de météorologie.
Le fait que l’ouvrage de Sarrabat fût référencé plus de 100 ans après sa publication montre que ses travaux eurent une influence sur la pensée scientifique et contribuèrent à l’acceptation de la théorie de Halley. Il est vrai qu’il n’expliqua point les alizés, mais il proposa au moins un système physique possible – celui des poêles, qu’elles soient de Sarrabat ou de Fultz.
Alors que le modèle de Hadley n’était, lui, en relation avec aucun système physique connu.
Alors pourquoi Hadley ?
Arrivé à ce point, le lecteur peut se demander : — « Mais si le principe de Hadley est erroné, pourquoi a-t-il été accepté, et l’est-il encore de nos jours ? Pourquoi est-il couramment utilisé comme explication de base des alizés, pas seulement dans des livres de vulgarisation, mais aussi assez couramment dans des articles académiques ? »
Une raison, nous l’avons dit, est que le « principe de Hadley » est facile à comprendre et à enseigner. Mais, étant donné qu’il est faux, il conduit étudiants et scientifiques dans l’impasse ! Du « principe de Hadley » on ne peut rien tirer, rien comprendre d’autre. C’est pourquoi, pour comprendre l’effet Coriolis dans l’atmosphère, il est nécessaire de comprendre pourquoi le « principe de Hadley » est faux…
Un éclairage peut être donné par la façon dont ce principe fut accepté – combinant charlatanisme, pouvoir dans la science et fierté nationale.
Le « principe de Hadley » fut une invention… allemande
Toutes les sciences ont leurs tyrans, savants qui dominent leur discipline non seulement par leurs résultats, mais aussi par leur forte personnalité et/ou leurs relations politiques. S’il fut un « despote météorologique », ce pourrait être Heinrich Wilhelm Dove (1803-1879). Pendant environ un demi-siècle, il domina la science météorologique en Europe et en Allemagne, de manière autoritaire et malsaine.
Dove se fit un nom en 1826 avec sa « loi des vents ». Pendant son séjour à l’université de Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad), il avait remarqué que le vent variait, tournant depuis le sud jusqu’à l’ouest et au nord. Pour émettre cette remarque – en elle-même correcte –, il s’appuyait sur des observations, elles aussi fondées, d’autres savants.
Cette découverte se fit avant que la collecte des diagrammes météorologiques quotidiens ne devînt systématique. Ils auraient montré que cette régularité est une simple conséquence des systèmes de basses pressions, avec leurs vents tournants dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, se déplaçant vers le nord, dans la quasi-totalité de l’Europe du sud et de l’Europe centrale (fig. 17).
Figure 17 : La réalité derrière la « loi des vents » découverte par Dove lors de son séjour à Königsberg (Kb). Étant donné que la plupart des systèmes mobiles de basses pressions se déplacent sur un trajet allant vers le Nord des endroits où la plupart des scientifiques européens vivent, ceux-ci peuvent facilement avoir l’impression qu’il existe une « loi des vents », selon laquelle le vent tourne fréquemment, allant d’une direction S-N vers une direction O-E puis N-S. La minorité de scientifiques qui vivent au nord du trajet des basses pressions (ou sur ce trajet), par exemple en Ecosse ou en Scandinavie, inféreraient une « loi des vents » fort différente, voire aucune loi…
Dans les pays scandinaves, situés au centre ou au nord du passage de la dépression, la « loi des vents » de Dove ne s’applique pas. Lorsqu’un professeur danois, Joakim F. Schouw (1798-1852), exprima dans un ouvrage de 1826 des doutes sur la validité générale de la « loi des vents », Dove réagit avec fureur – au point que Schouw se plaignit publiquement, dans une lettre de 1833 aux prestigieuses Annalen der Physik, de la « guérilla » menée par Dove contre lui.
La « loi des vents » de Dove devient « le principe de Hadley-Dove »
Dove était attentif à trouver des justifications théoriques à sa « loi des vents ». Il pensait qu’il l’avait découverte en utilisant le même raisonnement de « bon sens » qu’Hadley, McLaurin, Kant et d’autres avant lui : l’air se déplaçant en direction nord-sud serait dévié vers l’est ou vers l’ouest. Cette déviation étant, comme nous l’avons vu, dans le sens des aiguilles d’une montre – et donc comme dans le cas de sa propre « loi des vents », il apparaissait fort probable que Dove avait trouvé un soubassement théorique valable à ces observations.
Cependant il ne réalisa pas que la rotation horaire dans la « loi des vents » était mathématiquement eulérienne (dérivée par rapport au temps local, ∂/∂t), alors que dans le modèle de Hadley elle était lagrangienne (dérivée par rapport à un temps individuel, d/dt)…
Figure 18 : (à g.) Un hodographe de l’observation des vents par Dove, i.e. les observations successives places les unes à côté des autres, formant un mouvement de rotation horaire; (à dr.) Les trajectoires du modèle de Hadley forment elles aussi une rotation horaire. Cependant, la situation de gauche décrit les observations locales de vents variables (dérivées de type eulérien), tandis que l’autre décrit les mouvements de parcelles d’air individuelles (dérivées de type lagrangien).
Ce raisonnement fragile fut au fondement d’un article de 1835 de Dove, “Über den Einfluss der Drehung der Erde auf die Strömungen ihrer Atmosphäre” dans les Annalen der Physik. Fin 1837, il est traduit en anglais dans le Philosophical Magazine and Journal of Science, sous le titre “The Influence of the Rotation of the Earth on the Currents of its Atmosphere; being Outlines of a general Theory of the Winds”.
Une coïncidence heureuse vint alors à sa rescousse et assura succès et célébrité à Dove. Son article traduit en anglais fut lu par John Dalton, qui dans une lettre à chacun des éditeurs du Philosophical Magazine et des Annalen der Physik fit remarquer que George Hadley avait déjà donné cette explication en 1735.
Dove n’était certainement pas au courant du texte de 1735 d’Hadley. Mais à partir de là, grâce à l’intervention de Dalton, lui fut miraculeusement assuré, sous la forme d’un article scientifique publié dans les fameuses Philosophical Transactions of the Royal Society, un fondement théorique dont il avait bien besoin. Dove ne cessa alors de mentionner Hadley pendant les décennies suivantes, au point que la « loi des vents de Dove » devint progressivement le « principe de Dove-Hadley ».
La promotion de ce « principe de Dove-Hadley » fut principalement assurée par des non-météorologistes tels que Dalton, Herschel ou Thomson. Des météorologistes, théoriciens ou praticiens, émirent pourtant de fortes objections. Des théoriciens tels que William Ferrel en 1857 aux USA, Charles-Eugène Delaunay en 1859 en France, Adolph Sprung en 1885 en Allemagne donnèrent des preuves décisives du caractère erroné du principe. Des experts en météorologie marine, tels que Jean Lartigue en 1840 en France, Matthew F. Maury en 1855 aux USA ou John K. Laughton en 1870 en Angleterre étaient également fort sceptiques. Laughton s’étonna que si le « principe de Hadley » était vrai, alors la rotation de la Terre n’avait aucun effet sur les mouvements de son atmosphère !
Dove et la « loi de Buys Ballot »
À cette époque, des centres météorologiques nationaux furent créés, dont le principal objectif était d’étudier le climat local et de surveiller chaque jour la météo. Des cartes du temps étaient dressées chaque jour à cet effet. Mais cela n’était pas le cas dans le service météorologique de Prusse, puisque la « loi des vents » – au caractère très local ! – de Dove était supposé suffire.
Ceci fut à l’origine d’une querelle avec le météorologiste batave C.H.D. Buys Ballot (1817-1890). Initialement proche disciple de Dove et de ses concepts, il dut rompre avec lui pour faire franchir un pas à la science météorologique. En 1857, il publie un article à présent classique sur le couplage entre la distribution horizontale des pressions et la direction du vent, avec la fameuse « loi de Buys Ballot » : « si vous êtes dos au vent dans l’hémisphère Nord, la zone de basse pression est à votre gauche ».
Ceci lui coûta la faveur de son protecteur Dove car, avec la loi de Buys Ballot, chacun pouvait comprendre que le vent soufflait parallèlement aux isobares, indépendamment de leur direction… Ce qui n’était pas en accord avec l’idée de Dove, suivant laquelle seuls les vents de nord-sud étaient affectés par la rotation terrestre.
Figure 19 : Heinrich W. Dove (à g.) et ses deux contradicteurs, Joakim F. Scouw (au centre) et Christoph Buys Ballot (à dr.).
Dove fut cependant reconnu, avec son livre de 1841 Über das Gesetz der Stürme (La Loi des tempêtes, 1864) comme le scientifique le plus compétent dans la dynamique atmosphérique. Il fut salué comme « le plus grand météorologiste » de son époque et « le père de la météorologie contemporaine ». À sa mort en 1879, il était professeur à l’université de Berlin, conférencier dans plusieurs écoles civiles et militaires, membre de l’Académie des sciences de Prusse, et directeur de l’Institut météorologique prussien.
Hadley et Sarrabat : de grands savants néanmoins ?
On n’a pas besoin d’avoir raison pour être un bon scientifique ? Ni Hadley ni Sarrabat n’eurent raison, mais tous deux tiraient leurs conclusions avec une grande rigueur scientifique : Sarrabat en s’appuyant sur des expériences soigneusement montées, Hadley en mentionnant honnêtement les principales faiblesses de sa théorie. Cela leur donne un statut scientifique sans doute supérieur à celui de certains de leurs collègues ultérieurs, qui avaient tendance à cacher leurs doutes sous le tapis, et qui s’appuyaient sans recul sur des explications physiques complètement irréalistes. Quant à nous, ce n’est pas parce que nous considérons Hadley ou Sarrabat comme de bons savants de leurs temps que nous devrions aujourd’hui accepter leurs explications sans recul.
(décembre 2014)
(traduit de l’anglais par Alexandre Moatti)
1. La surface latérale de la portion de sphère située au-dessus de la latitude de 30° est πR², ce qui est la moitié de la surface latérale de l’hémisphère.
4. Un calcul simple peut être fait : la vitesse de rotation terrestre à l’Équateur est de 464 m/s ; à Santander (à la latitude 43,5°), elle vaut 464 * cos (43,5°) = 336 m/s ; à Plymouth (latitude 48,5°), elle vaut 307 m/s. Il y a donc une différence de vitesse de 30 m/s entre Santander et Plymouth.
5. Fultz D, Long R, Owens G, Boehm W, Kaylor R and Weil J, 1959, “Studies of thermal convection in a rotating cylinder with some implications for large-scale atmospheric motion”. Meteor. Monographs. Amer. Meteor. Soc 104 pp.
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