« Analyse des travaux scientifiques de Henri Poincaré par lui-même », Acta Mathematica, Volume 38 (1921), p. 3-135.
1921 (p.m.)
Où l’on revient, à la lumière des connaissances actuelles, sur certains apports déterminants de Poincaré : le chaos, l’importance des probabilités – et, en partie, la relativité ; ses positions novatrices comme ses positions conservatrices ; ses apports en physique pratique (TSF, théorie du signal) aussi bien qu’en physique théorique. Poincaré fait partie des savants, assez rares, qui ont beaucoup apporté à la fois à la physique et aux mathématiques.
Poincaré fait partie des savants, assez rares, qui ont beaucoup apporté à la fois à la physique et aux mathématiques. Les physiciens sont devenus de gros utilisateurs de mathématiques, ils en sont moins souvent des créateurs.
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Pour définir la physique mathématique, Poincaré insiste sur le fait que les mathématiques ne sont pas seulement un outil, mais qu’elles sont devenues le seul langage précis des physiciens ; la physique mathématique est ainsi une activité d’unification et de synthèse, justifiée par l’accord avec l’expérience. Elle constitue aussi une source d’inspiration pour les mathématiciens, physique et mathématiques se développant en parallèle.
[ci-dessus extraits de l’article de Roger Balian]
Roger Balian est physicien, membre de l’Académie des sciences (depuis 1995). Ancien élève de Polytechnique (X52), ingénieur au corps des Mines, il fut professeur de physique statistique à l’École polytechnique de 1972 à 1998. Il a à son actif de nombreux résultats de recherche en physique statistique et en théorie quantique des champs (ex. théorème de Balian-Low ; développement en réflexions multiples de Balian-Bloch) (page Wikipedia).
Je survolerai ici, de façon subjective et nécessairement superficielle, l’œuvre de Poincaré en physique et ses retombées au cours du siècle écoulé. Je mettrai en évidence quatre grandes idées toujours d’actualité, puis essayerai d’analyser ses conceptions de la physique.
Mais d’abord permettez-moi de vous dévoiler (partiellement) qui est « mon Poincaré » – plutôt ce qui m’a rapproché de lui… Mon premier contact fut la lecture de Science et méthode (1908) en Terminale. Puis vint un choix important de scolarité et, comme Poincaré, je choisis Polytechnique plutôt que l’ENS. Une grande partie de nos cours avait lieu… dans le prestigieux amphithéâtre Poincaré. Toujours à l’X, en 1954, l’exposition consacrée au centenaire de la naissance du savant me permit de prendre connaissance d’un certain nombre de documents et de photographies évocatrices[1] ; elle fut complétée par d’autres objets déposés par des élèves farceurs, comme à l’accoutumée[2]. Sortant de Polytechnique en 1954, je reçus la médaille Poincaré[3] assortie de ses travaux scientifiques en 11 gros volumes in-quarto dont la publication venait de s’achever – et qui occupent encore un rayon de ma bibliothèque[4].
Figure 1 : (ci-dessus) Appel en Une du Monde du 18 mai 1954, référant à la double page relatant le centenaire de la naissance de Poincaré, en double page (ci-dessous). La célébration du centenaire de la mort de Poincaré, en 2012, est loin d’avoir donné lieu à une couverture médiatique comparable.
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Poincaré fait partie des savants, assez rares, qui ont beaucoup apporté à la fois à la physique et aux mathématiques. Les physiciens sont devenus de gros utilisateurs de mathématiques, ils en sont moins souvent des créateurs. Ces créateurs-là sont apparus par périodes : en 1650 Descartes, Roberval, Pascal ; en 1800 Laplace, Ampère, Gauss, Poisson. Poincaré ouvre quant à lui une nouvelle période très riche en physique mathématique.
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Poincaré lui-même analysé son œuvre scientifique en 1901[5] : il la classe en 7 parties, 3 de mathématiques, 2 de physique, une de philosophie des sciences, et une de cours et vulgarisation. Les 5 premières parties occupent chacune deux volumes de 600 à 700 pages, presque tout en français (avec cependant un peu d’allemand et d’anglais).
Parmi ses productions de physique qui nous intéressent ici, il distingue deux grandes parties[6], d’une part la mécanique analytique, la mécanique céleste et l’astrophysique, d’autre part la physique mathématique, qui couvre en fait une grande variété de travaux théoriques, y compris appliqués.
Pour définir la physique mathématique, il insiste sur le fait que les mathématiques ne sont pas seulement un outil, mais qu’elles sont devenues le seul langage précis des physiciens ; la physique mathématique est ainsi une activité d’unification et de synthèse, justifiée par l’accord avec l’expérience. Elle constitue aussi une source d’inspiration pour les mathématiciens, physique et mathématiques se développant en parallèle. Ainsi, Poincaré résout-il par des méthodes physiques le problème de Dirichlet, et l’applique en même temps à l’électromagnétisme (champ intérieur à une cavité), l’acoustique (membranes vibrantes) ou la capillarité (surfaces de bulles de savon).
La théorie du chaos
Mais l’apport sans doute le plus important de Poincaré à la physique est la création d’une nouvelle discipline : par l’étude des systèmes dynamiques, il est l’initiateur de ce que nous appelons aujourd’hui le chaos déterministe, discipline toujours très active. On considère un problème dont les équations sont parfaitement connues, par exemple un problème de mécanique céleste, régi par les équations de Newton. La donnée exacte des conditions initiales permet en principe de prévoir toute la trajectoire – toute la suite du processus. C’était la conception de Laplace lorsqu’il avait étudié la mécanique céleste. Mais Poincaré montre comment la moindre déviation dans les conditions initiales, la moindre perturbation, la moindre erreur d’arrondi dans les calculs peuvent s’amplifier et empêcher toute prévision à long terme. Mathématiquement le processus est parfaitement déterministe ; physiquement, sur une durée suffisamment longue, il est « chaotique », imprévisible.
Ce phénomène se vérifie même pour des systèmes très simples. Poincaré l’a étudié sur le problème des 3 corps (Soleil, Jupiter, Terre). Actuellement on ne sait même pas si le système solaire est stable : un écart inférieur à 1 m, incontrôlable en pratique, modifie radicalement les trajectoires des planètes au bout de 10 millions d’années. L’idée que des équations exactes puissent donner naissance à une imprévisibilité était révolutionnaire à l’époque de Poincaré : ces travaux lui valurent le prix du roi Oscar II de Suède en 1889 avant même leur achèvement.
Après lui, ce genre de problème sera étudié par quelques mathématiciens, notamment russes, mais Poincaré était si novateur que les vrais développements n’ont commencé qu’après 1960. Les applications de la théorie du chaos sont aujourd’hui innombrables : physique, mécanique, géologie, finances, informatique, biologie, écologie, électrotechnique (réseaux). Elle est même passée dans le grand public, avec le fameux « effet papillon » tant ressassé (le battement d’ailes d’un papillon à Singapour peut provoquer un cyclone au Texas), et avec des bibelots décoratifs mobiles.
En dehors de la théorie du chaos déterministe, les techniques d’étude par Poincaré de ce problème sont devenues courantes dans d’autres branches de la physique. Il commence par identifier les trajectoires fermées périodiques ; elles sont exceptionnelles mais fournissent un squelette autour duquel on analyse les autres solutions. L’idée est couramment utilisée aujourd’hui : déterminer une fonction à partir de ses points singuliers, caractériser un solide par ses défauts, caractériser la lumière réfléchie par l’eau agitée d’une piscine en déterminant d’abord les points brillants, caractériser une image par ses contours.
Poincaré étudie ensuite les trajectoires voisines d’une courbe fermée grâce à une « section de Poincaré », mesurant l’impact des trajectoires sur un plan. Il remplace ainsi un problème continu par un problème discret. La divergence des trajectoires devient un outil pour comprendre leur comportement.
Figure 2 : Section de Poincaré d’une trajectoire. Les sections de Poincaré sont des sous-espaces qui sont traversés par le système de manière récurrente et transverse (image université de Nice).
Ainsi, Poincaré a eu l’idée de chercher une description qualitative du phénomène : méthode quotidienne du théoricien lorsqu’il utilise des modèles physiques. Dans ce cadre, les trajectoires apparaissent comme des figures complexes dont la forme se reproduit par dilatation, préfiguration des notions de fractales, ou d’exposant critique dans les transitions de phase[7].
On trouve une autre idée nouvelle, celle de bifurcation ou d’invariance spontanément brisée, dans les travaux d’astronomie de Poincaré portant sur la forme des masses fluides en rotation : au-delà d’une certaine vitesse, il peut apparaître une infinité de formes stables différentes au lieu d’un ellipsoïde de révolution.
Le rôle des probabilités en physique
Une seconde idée-force acquise progressivement par Poincaré est le rôle central des probabilités en physique. Afin de pallier l’imprévisibilité dans un système déterministe mais chaotique, on considère un faisceau de trajectoires issues de points voisins, et on fait des prédictions probabilistes en estimant les marges d’erreur.
L’idée était déjà présente chez Laplace. On cite toujours sa fameuse phrase :
Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers, comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux[8].
Mais on oublie toujours que Laplace a mis ce texte au début de son Essai philosophique sur les probabilités, précisément afin d’introduire l’idée qu’une telle « intelligence » n’existe pas et que les probabilités sont donc indispensables à nos prévisions.
Aujourd’hui, les probabilités sont devenues l’une des bases de toute la physique. Dans deux grandes théories du xxe siècle, on ne manipule que des probabilités : en mécanique statistique, où – comme son nom l’indique – il est impossible de décrire des systèmes ayant de trop nombreux composants élémentaires ; en mécanique quantique, où il est impossible de décrire la nature avec les seuls concepts issus de la physique macroscopique, de sorte que les probabilités sont irréductiblement liées au formalisme et aux concepts quantiques. D’autre part, les probabilités sont aussi un outil majeur chez les expérimentateurs, par exemple pour l’analyse des gigantesques expériences du CERN en physique des particules. Il est devenu banal, ce que Poincaré soulignait déjà, que seule la répétition d’expériences peut fournir des résultats significatifs, mais comportant toujours certaines incertitudes.
Au début de sa carrière, Poincaré a émis des critiques sur la théorie cinétique des gaz, premier avatar de la mécanique statistique. Cependant, ses réticences proviennent en partie de l’état encore peu rigoureux de la théorie des probabilités :
[…] nous devons chercher à en approfondir les principes. Sous ce rapport je n’ai pu donner que des résultats bien incomplets[9] […]
Mais bientôt, il donne une place prépondérante aux probabilités en physique, discutant longuement leurs fondements, leurs multiples aspects et leur signification. Il conçoit les vérités scientifiques comme des approximations probabilistes quoique perfectibles. Prévoir nécessite de généraliser ce qui a été observé, mais une telle extrapolation est en partie hasardeuse, donc nos affirmations scientifiques n’ont qu’une certaine probabilité d’être « vraies » :
Les faits prévus ne peuvent être que probables, mais la probabilité est souvent assez grande pour que pratiquement nous puissions nous en contenter[10].
Ainsi, la physique ne décrit-elle pas des objets en soi, mais fournit une image du monde dans notre esprit :
Les rapports véritables entre objets réels sont la seule réalité que nous puissions atteindre, et à seule condition, c’est qu’il y ait les mêmes rapports entre ces objets qu’entre les images que nous sommes forcés de mettre à leur place. Si ces rapports nous sont connus, qu’importe si nous jugeons commode de remplacer une image par une autre[11].
Ceci préfigure notre vision moderne de la mécanique quantique, la plus précise de nos théories, qui est pourtant probabiliste.
Figure 3 : H. Poincaré, La Science et l’Hypothèse, collection Bibliothèque de philosophie scientifique, Flammarion, 1902.
En 1912, Poincaré a même certaines prémonitions de la mécanique quantique. Il a découvert l’existence des fonctions propres et valeurs propres des opérateurs, un peu avant Ivar Fredholm (1866-1927). Il suggère alors l’existence d’objets élémentaires qui se comporteraient en résonateurs, avec des modes propres discrets, ce qui conduirait à la quantification des vibrations. (Cette idée, déjà connue pour les photons, préfigure la quantification, en 1925, des états électroniques et même la théorie purement phénoménologique de l’atome de Bohr 1913.) Il envisage aussi que les lois physiques pourraient changer :
Le clair génie de Newton avait bien vu (ou cru voir, nous commençons à nous le demander) que l'état d'un système mobile, ou plus généralement celui de l'univers, ne pouvait dépendre que de son état immédiatement antérieur, que toutes les variations dans la nature doivent se faire d'une manière continue […] Eh bien, c’est cette idée fondamentale qui est aujourd’hui en question : on se demande s’il ne faut pas introduire dans les lois naturelles des discontinuités, non pas apparentes, mais essentielles […][12]
Il se peut qu’un jour les lois statistiques remplacent les lois déterministes, mais on peut continuer à conserver celles-ci lorsque la probabilité avoisine l’unité.
Poincaré, la relativité et les groupes de transformations
Un troisième apport majeur de Poincaré concerne la relativité : Lorentz, voulant rendre compte de l’invariance des équations de Maxwell de l’électromagnétisme par changement de repère, avait commencé à voir qu’il fallait modifier l’espace-temps. Il l’avait fait au 1er ordre en v/c (v, vitesse du repère). Poincaré lui suggéra de pousser au 2e ordre, puis à tous les ordres. En 1905, il reprend lui-même la question du point de vue de la dynamique de l’électron[13]. Quelques mois avant l’article fondateur d’Einstein, il construit les équations du mouvement et établit leurs transformations par changement de référentiel galiléen. Plusieurs années auparavant, il avait montré que la vitesse de la lumière était invariante dans un tel changement[14]. Il généralise en même temps le « principe du mouvement relatif » qu’il avait inclus parmi les principes fondamentaux de la mécanique[15], en soulignant « l’impossibilité de démontrer le mouvement absolu » et en énonçant le « principe de relativité » :
Aucune expérience ne pourra jamais décider si un corps est en repos ou en mouvement absolu, soit par rapport à l’espace, soit même par rapport à l’éther[16].
Dans la brève mais riche note de 1905, Poincaré a déjà aussi l’intuition des ondes gravitationnelles : en considérant la force de gravitation exercée par un corps sur un autre, il suggère qu’elle est émise sous forme d’une onde gravifique (il souligne) et qu’elle se propage à la vitesse de la lumière.
Cette même note comporte également un apport personnel de Poincaré qui va imprégner toute la physique contemporaine, l’accent mis sur la nécessaire structure de groupe des transformations de la physique, comme les changements de repère d’espace et de temps (faire deux transformations successives équivaut à faire une seule transformation). Il clarifie ainsi les transformations de Lorentz, établit qu’on peut en faire un groupe – qu’il baptise groupe de Lorentz –, et en déduit la loi de composition relativiste des vitesses. Dans l’article de 1906, il défend cette idée avec force, en soulignant même la phrase :
Les transformations qui n’altèrent pas les équations du mouvement doivent former un groupe.
Il généralise le groupe de Lorentz en incluant les translations et rotations, et introduit ainsi ce que nous appelons le « groupe de Poincaré », outil essentiel de la théorie de la relativité.
L’importance des idées de groupe, de symétrie et d’invariance mises en avant par Poincaré n’a cessé de s’affirmer depuis, dans les directions les plus diverses. La théorie des groupes, qui avait déjà été introduite en cristallographie, dès la fin du xixe siècle, a envahi la physique de la matière condensée, ordonnée ou non : par exemple en métallurgie, dans l’étude des matériaux nouveaux ou des transitions de phase. Le principe de Curie (« Lorsque certaines causes produisent certains effets, les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets produits », 1894) a dû être corrigé pour tenir compte de la structure de groupe des invariances. À l’échelle microscopique, on ne peut se passer de la théorie des groupes pour décrire les structures des atomes ou des molécules, ainsi que des noyaux. À plus petite échelle encore, les fondements mêmes de la physique des particules reposent sur des groupes de transformations entre objets de nature différente ainsi que sur le groupe de Poincaré.
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Poincaré avait aussi souligné l’importance des lois de conservation. Cela lui a permis d’attribuer une quantité de mouvement à la lumière. Il est remarquable qu’un lien existe entre l’existence d’un groupe d’invariance et celle d’une loi de conservation. Il a été établi par Emmy Noether (1882-1935) en 1915. Celle-ci a par exemple montré que la conservation de la quantité de mouvement est conséquence de l’invariance par translation ; que la conservation de l’énergie est conséquence de l’invariance par changement d’origine du temps.
Figure 4 : La mathématicienne allemande Emmy Noether (1882-1935).
La sphère de Poincaré
Un quatrième héritage est la sphère de Poincaré, nouvelle représentation de la polarisation d’une onde lumineuse[17]. La représentation directe d’une polarisation linéaire est un vecteur perpendiculaire à la direction de propagation de l’onde. La représentation de Poincaré d’une polarisation arbitraire, totale ou partielle, d’un faisceau monochromatique se fait à l’aide de 3 paramètres, les coordonnées d’un point intérieur à une sphère abstraite. Mathématiquement, cette représentation repose sur l’équivalence entre un groupe (dit SU2) de matrices à deux dimensions et le groupe des rotations dans l’espace à 3 dimensions dans lequel la sphère est plongée.
Figures 5 et 5bis : (ci-dessus) Représentation par la sphère de Poincaré de la polarisation d’une onde lumineuse. Un point sur la sphère de rayon unité représente une polarisation totale (linéaire, circulaire ou elliptique), un point intérieur une polarisation partielle (image WikiCommons) ; (ci-dessous) Sphère de Bloch ou de Poincaré pour la représentation de l’état quantique d’un spin 1/2 (image WikiCommons, auteur J.-C. Benoist).